Depuis ce dimanche 13 décembre, je ne cesse de penser à ce que nous disait il y a un an Jean-Luc Marion : « quoi qu’il arrive, les Polonais ont gagné ». Est-il possible d’écrire cela au moment où la Pologne est terrorisée et martyrisée par une junte militaire ? Les camps de concentration, l’assaut des miliciens contre les usines, la répression des manifestations de rue et de la vie religieuse, ce n’est certainement pas une victoire.

Pourtant, c’est vrai : les Polonais ont « gagné » depuis longtemps. La violence qui s’exerce contre eux en est le signe. On ne récupère pas, on ne corrompt pas, on ne négocie pas avec un mouvement spirituel : on cherche à la détruire. Car « Solidarité », ce n’est pas seulement une plate-forme de revendications syndicales, ni un mouvement révolutionnaire ordinaire. Par-delà la tactique et la stratégie, par-delà le jeu habituel des forces, c’est l’affirmation de l’homme même, dans ses droits et dans sa foi. Affirmation invincible, et bouleversante : aujourd’hui, en Pologne, il ne reste plus rien du Parti communiste, de la dictature du prolétariat, du socialisme soviétique, de l’internationalisme marxiste. Pas même le totalitarisme puisque le système qui voulait prendre l’homme tout entier voit que cet homme résiste et échappe, puisant sa force dans ce qui avait été dénoncé comme un opium.

Dire ce qui a été vaincu, et définitivement aboli, n’est en aucune façon se réjouir du drame polonais. D’abord parce que la Pologne paie aujourd’hui, presque seule, le prix de l’incompréhension, des faiblesses et des complaisances de l’Occident. Le « monde libre », riche et protégé, n’a aucune leçon à donner aux Polonais. Mais surtout parce que, depuis le 13 décembre, la Pologne nous met, c’est le moins qu’on puisse dire, mal à l’aise. A l’Ouest aussi, il y a dévoilement, révélation, effondrement des schémas et des mythes. Oh ! Bien sûr, ce n’est pas la première fois que nous assistons, de loin, aux tentatives soviétiques d’asservissement des peuples. Mais maintenant, chacun sent qu’il n’y a plus d’échappatoire possible : on ne peut se contenter d’expliquer par le stalinisme, de marquer une simple réprobation, vite effacée par un jugement « globalement positif » porté sur l’Union soviétique, ou de considérer que, malgré tout un « pouvoir ouvrier » ne peut être totalement pervers. Nul ne peut sérieusement dénoncer les régimes militaires d’Amérique latine s’il ne condamne Jaruzelski : hier encore tolérée par une partie de l’opinion, l’indignation sélective n’est plus supportée. Antifascisme et anticommunisme se confondent dans un même refus du système totalitaire.

Ce changement dans les mentalités ne se fait pas sans peine. Après les indignations sélectives auxquelles la classe politique nous avait habitués, il y a eu les indignations à retardement des premiers jours de ce sinistre Décembre polonais. D’autres l’ont dit avec raison, et avec d’autant plus de force qu’ils avaient connu le délire totalitaire : il ne suffisait pas, le 13 décembre, de suivre les événements avec « grande attention » comme l’indiquait l’Elysée, et le « nous n’allons rien faire » de M. Cheysson était scandaleux. Dans de telles circonstances, un gouvernement se juge à sa première réaction. Ce ne fut malheureusement pas la bonne. Cela malgré la déclaration de M. Mauroy, bien meilleure que celle de Cheysson mais qui ne dissipait pas tout à fait le malaise : d’une part, en situant l’affaire «dans le cadre de la souveraineté intérieure polonaise», le Premier Ministre semblait donner dans le piège tendu par Jaruzelski; d’autre part, l’allusion naïve au « grand souffle de la Révolution française » (qui n’a tout de même pas créé l’amitié franco-polonaise !) montrait que le Premier Ministre n’avait pas compris ce qui était en jeu en Pologne.

Oui, dévoilement. Devant le drame polonais, le gouvernement (jusqu’à M. Jobert distinguant entre le « beau langage » et la « bonne soupe ») n’a pas eu la réaction digne de ce qu’il est et de la nation qu’il représente. Sa première attitude a été celle, molle, fuyante, que l’on a retrouvé par la suite dans les premières déclarations américaines, dans celles des ministres des Affaires étrangères des Dix, et de l’Internationale socialiste. Certes, il y eu, rapidement, les réactions de L. Jospin et de F. Mitterrand, qui permettent aujourd’hui de dire que la France est « en flèche » par rapport aux autres pays. Nous n’en attendions pas moins de ceux qui avaient tant promis.

Révélatrice aussi, cette manifestation du 14 décembre. Alors qu’il était simple de placer cette démonstration de solidarité sous l’égide de la C.F.D.T. et des autres syndicats, nous avons vu Jospin jouer des coudes, les partis de droite (qui avaient bien sûr le droit d’être là) se servir de la Pologne comme d’une arme anti-gouvernementale, et les trotskistes entonner les chants et agiter les drapeaux que les Polonais honnissent. L’impression aurait été désastreuse s’il n’y avait eu l’expression spontanée de la solidarité populaire et les paroles vraies d’Edmond Maire et, en d’autres lieux, de Mgr Lustiger.

Cette médiocrité politicienne n’est rien en regard de l’effondrement du Parti communiste et de la direction cégétiste. Certes, là encore, nous savions, au moins depuis l’Afghanistan, que le P.C. s’était totalement remis aux ordres de Moscou. Mais une vérité connue doit encore être reconnue. Elle l’est aujourd’hui en France : en se faisant le propagandiste du gouvernement fantoche de Varsovie, le Parti communiste s’est définitivement déshonoré.

Je ne sais si, comme beaucoup l’écrivent, « nous sommes tous des Polonais ». Peut-être pas encore. Peut-être pas assez. Il faudra que nous le devenions, si nous voulons revivre. Au prix de leur sacrifice ? Non. Aucune force physique ne détruira la Pologne. Que les Soviétiques interviennent directement ou non, ils ont d’ores et déjà perdu, et connaissent l’ampleur de leur échec politique, idéologique, économique. Reste la force brute et, contre elle, la lutte des peuples pour leur identité. Parce que la France est indépendante des blocs, elle peut leur apporter une aide essentielle. Oublions donc les premières hésitations, et songeons aux moyens de la solidarité.

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Editorial du numéro 350 de « Royaliste » – 31 décembre 1981

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