Sommet de l’Otan : Le jeu de trente-deux cartes – par Yves La Marck

Juil 12, 2023 | Chemins et distances

 

 

« On sait que le nombre des combinaisons d’un jeu de trente-deux cartes est presque infini. » Jacques Bainville avait ainsi intitulé l’un de ses chapitres les plus visionnaires des « Conséquences Politiques de la Paix » en 1920. L’Europe de Versailles comptait désormais 32 Etats contre 26 en 1914.

Après l’adhésion de la Finlande et de la Suède, ce sera le cas de l’OTAN. La question posée à son sommet de Vilnius le 11 juillet était celle de compter un 33e membre, en l’occurrence l’Ukraine, qui deviendrait du jeu le joker.

De fait, trois types de combinaisons se superposent, se complètent et se contredisent à la fois : le jeu de la France, celui des Etats-Unis et, dans un entre-deux particulièrement sophistiqué, celui de la Turquie.

La France, après la volte-face effectuée par son président à Bratislava le 31 mai dernier, s’est rangée du côté des Etats baltes et de la Pologne. Les Etats scandinaves, la Grande-Bretagne et les Pays-Bas formaient déjà avec ceux-ci une sorte de ligue hanséatique, mais sans l’Allemagne. Berlin en effet s’est inscrit dans un alignement parfait avec Washington, sans dévier d’un pouce quoi qu’il puisse être décidé par la Maison Blanche. Grâce à quoi, Berlin redevient le bon élève, l’élève exemplaire, le fondé de pouvoirs de l’Amérique au Conseil d’administration de la S.A. Europe unie. La Turquie, au milieu, a vu le boulevard, s’y est engouffrée et rafle la mise.

Tout est tactique. Paris – pour quelqu’un qui aurait lu ligne à ligne ces pages inactuelles de l’immédiat après-guerre – n’hésitait pas à désavouer un passé récent (Chirac sur l’Irak) en se référant à la longue durée, avouant cette fois avoir pris la mesure de « l’alerte polonaise ». En 1920, les Polonais avaient marché sur Kiev pour se voir sauvés in extremis devant Varsovie. En 2023, l’hypothèse d’une intervention unilatérale de la Pologne et de la Lituanie, hors OTAN, sur le sol ukrainien en cas de percée russe est dûment évoquée dans certains milieux. On peut y croire ou pas. Le refus d’admettre l’Ukraine comme membre de l’OTAN hic et nunc lui confère crédit. Présentée comme un élément de pression pour régulariser la situation, elle défend l’idée que, l’Ukraine devenue membre, les interventions individuelles pourraient être mieux contenues, rentrer dans un cadre préétabli, et in fine rétablir la paix.

Washington est cette fois d’une opinion rigoureusement opposée : l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN tant que la guerre est en cours ferait courir un risque d’escalade. Se limitant à tout faire afin que l’Ukraine ne perde pas de nouveaux territoires, y compris avec la fourniture d’armes illicites, de façon que, à un moment pas trop éloigné, le front se stabilise et que puissent s’engager des négociations. Or la principale carte dans le jeu qui s’ouvrirait alors est bien entendu celle d’une éventuelle adhésion de l’Ukraine à l’OTAN et à quelles conditions. Pour que Moscou accepte ne serait-ce que l’envisager, ou lui trouver un substitut acceptable, quelles seraient les concessions qui pourraient lui être faites ? Zelensky n’a pas été dupe une seule seconde : Biden a besoin que cette guerre finisse avant l’élection présidentielle américaine. Il ne peut pas laisser Trump et le parti républicain surfer sur le sujet. Outre-Atlantique, les experts ont commencé à phosphorer : modèle coréen dont on célébrera le 27 juillet le soixante-dixième anniversaire de l’accord d’armistice de Pan Mun-Jong ? Mais on n’imagine pas trente mille militaires américains sur le terrain, ni même des casques bleus. Modèle israélien ? Un accord de sécurité de X milliards de dollars d’aide militaire par an ? Pour le Congrès, Kiev n’est pas Jérusalem. En outre, Israël est réputé posséder la bombe. De plus les relations israélo-américaines ne sont pas au beau fixe et sont susceptibles de « révision déchirante ». Bref, on continue de chercher. Des accords bilatéraux, même en réseau, ne seraient-ils pas applicables à d’autres situations, y compris au sein même de l’Alliance atlantique ? La France n’en a-t-elle pas bénéficié pendant plus de quarante ans entre 1966 et 2009 ? Il est vrai que la France de De Gaulle s’était également dotée de l’arme nucléaire.

C’est là qu’intervient Ankara ! En médiateur-né, la Turquie a su utiliser le levier de l’adhésion de la Suède pour s’ériger en interlocuteur au plus haut niveau de Washington et…de Bruxelles. L’instrument d’échange était supposé être l’asile accordé par Stockholm aux opposants kurdes. On savait qu’Ankara recherchait aussi la levée des sanctions américaines sur la livraison de F-35. Son rôle dépassait néanmoins de beaucoup ces deux causes nationales. Washington suivant son idée, Ankara devenait instrumental dans sa relation avec Moscou. Dans l’immédiat, se pose la question des exportations de céréales à travers la mer Noire et les Détroits, la prolongation ou non de l’accord de l’été dernier, et dans la négative de l’intervention de la marine turque, ce qui du même coup supposerait des concessions à celle-ci en Méditerranée orientale à l’avantage d’Ankara.

La marge de manœuvre d’Ankara vis-à-vis de Moscou s’est élargie à la faveur de l’affaire Wagner. Ankara a ainsi pu accorder de nouvelles facilités à Kiev : l’accentuation de l’aide militaire, le retour des officiers du groupe Azov et une déclaration d’intention en faveur de l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN. La prise apparente de distance avec Poutine vaut rapprochement avec Washington dans la mesure même où la Maison Blanche garde son jeu vis-à-vis de Kiev.

Ce travail d’orfèvrerie diplomatique comme on l’a qualifié ne serait cependant pas complet sans l’intrusion de l’Union européenne. L’art de la diplomatie y atteint des sommets.

Revenons en effet à la France : Macron pense avoir compris qu’il n’arriverait jamais à constituer ce qu’il appelle un pilier européen de l’OTAN, hier baptisé d’autonomie stratégique, sans les partenaires orientaux et nordiques. Sans même compter sur l’hypothèse d’un retour de Trump, le tropisme asiatique des Etats-Unis risquait de leur part un abandon relatif du théâtre européen ou bien – plus grave – une vassalisation accrue des Européens à leur égard. Vilnius est précisément en pointe sur le sujet : après avoir laissé ouvrir un bureau de Taïwan (au lieu de l’appellation protocolaire de Taïpeh) et encouru les foudres de Pékin, le gouvernement lituanien a saisi l’occasion du sommet pour publier une note faisant de la défense de Taïwan l’axe de sa stratégie de l’Indo-Pacifique. Le président Macron avait déjà dû batailler très dur pour que l’OTAN n’ouvre pas des bureaux à Tokyo et à Séoul comme l’avait annoncé le Secrétaire Général Jens Stoltenberg en janvier lors d’une visite dans les deux capitales. De façon aussi incompréhensible, le sommet où Vilnius avait invité Japon et Corée du Sud ainsi qu’Australie et Nouvelle-Zélande, fut l’occasion d’une déclaration du G 7 (six membres de l’OTAN plus le Japon) à la demande insistante de Tokyo, désireux de laver l’outrage français, offrant à l’Ukraine une « garantie de sécurité » jusqu’au Pacifique inclus !

Emmanuel Macron a aussi « découvert » l’extension de l’atlantisme quasi inconditionnel du Chancelier allemand Olaf Scholz et de ses alliés politiques de la coalition gouvernementale au moment où Paris voulait poser les fondations du fameux « pilier européen » de défense qui fut, est et sera toujours rien qu’un leurre. Washington et Berlin se sont mis d’accord – dans son dos – pour inaugurer un tel « pilier » mais dans un sens totalement inversé : en absorbant l’UE dans l’OTAN, et non comme le rêvait l’Elysée, l’OTAN, sinon dans l’UE au moins dans une architecture européenne parallèle comme la CPE (Communauté politique européenne).

Le projet bruxello-américain frappait déjà dans toute son évidence lors du précédent sommet de Madrid (Cf. Royaliste 1238 du 5 juillet 2022). N’est pire aveugle que celui qui refuse de voir.  Avant Paris, c’est Londres qui en a été la première victime. Conscients d’avoir été les premiers à déceler la menace d’invasion russe – les premiers renseignements américains semblent être venus des services britanniques -, les plus rapides et les plus efficaces dans la fourniture de moyens militaires à l’Ukraine, les Britanniques pensaient que leur tour était venu de présider aux travaux de l’Alliance atlantique qu’ils avaient inaugurés en 1952 avec Lord Ismay. Ben Wallace, le secrétaire d’Etat à la Défense (depuis 2019, survivant de l’ère Boris Johnson), s’était mis sur les rangs pour succéder au poste de Secrétaire Général à l’ex-Premier Ministre norvégien dont le mandat devait expirer à ce sommet après neuf ans. Nul ne subit une plus forte gifle. Tout le Royaume s’en émut sans que la mini-visite d’Etat du président Biden à Westminster le 10 juillet ne réussisse à mettre du baume sur la plaie. La presse conservatrice accusa Biden de tous les maux : pro-irlandais, fier de ses racines dans la verte Erin, de ses ancêtres chassés par la famine et l’occupation anglaise, Biden aurait découvert que Ben Wallace avait servi dans une unité en Ulster pendant la guerre civile. Le président n’avait-il pas déjà boudé le couronnement de Charles III, laissant sa femme Jill le représenter ? Bref la « relation spéciale » a vécu.

Le rejet de Ben Wallace avait dans un premier temps été présenté comme un mauvais coup de la France et de l’Allemagne qui voulaient encore punir la perfide Albion pour le Brexit. En réalité, le projet américain était déjà en place, avec comme candidate investie par la Maison Blanche, non pas la Première ministre danoise, comme celle-ci s’y attendait, sèchement recalée après un entretien de « casting » dans le Bureau ovale, mais une autre femme (il en fallait une puisqu’il n’y avait jamais eu de femme à ce poste), Ursula von der Leyen (par ailleurs, dit-on à Londres, excellente amie de Gill Biden). La présidente de la Commission européenne ne doit achever son mandat qu’après les élections européennes de juin 2024. Qu’à cela ne tienne : Jens Stoltenberg est prorogé d’une dixième année, de telle sorte qu’au prochain sommet de l’Organisation, comme par hasard à Washington, en juin 2024, pour le 75e anniversaire du Traité de l’Atlantique-nord (et les 82 ans de Biden), celle-ci puisse être approuvée par les 32 membres. Ce choix ne pouvait se faire qu’en accord avec le Chancelier allemand puisqu’il reviendrait à celui-ci de parrainer la candidature de sa compatriote, même si elle vient d’un bord politique opposé et qu’elle s’était illustrée comme la plus incompétente des ministres allemands de la Défense entre 2013 et 2019.

Fallait-il s’étonner dans ces conditions que le président turc soulève à Vilnius la question d’un rapprochement entre son pays et l’Union ? Était-ce hors sujet ? Il lui était si facile de remarquer que la quasi-totalité des membres de l’UE étaient membres de l’OTAN et réciproquement. Après les adhésions finlandaise et suédoise, seuls quatre Etats de l’UE ne sont pas membres de l’OTAN : l’Irlande, l’Autriche, Malte et…Chypre ! Sept membres européens de l’OTAN ne sont pas membres de l’UE : la Grande-Bretagne, la Norvège, l’Islande, l’Albanie, le Monténégro, la Macédoine du Nord, et…la Turquie. Le président du Conseil européen, Charles Michel, s’est empressé de lui emboîter le pas, pas fâché de jeter une nouvelle pierre dans la cour de sa collègue dont on se souvient qu’elle avait dû faire tapisserie lors d’une visite en duo au palais présidentiel d’Ankara. On appréciera l’à-propos du président Erdogan.

Comment Emmanuel Macron va-t-il se sortir du piège dans lequel il s’est fourré lui-même et où il s’enfonce encore plus en essayant d’y échapper ? Plutôt que de passer d’un camp dans un autre, il aurait mieux valu qu’il demeure dans l’entre-deux. Il s’est hélas privé d’emboîter le pas à la diplomatie turque parce qu’il ne dispose pas des cartes qu’offre à celle-ci sa position géographique, mais aussi parce que les leaders d’opinion et les politiques à Paris sont allés de plus en plus loin depuis des années, et spécialement depuis Macron/Erdogan, dans « tant de haine » (le mot est de Christian Chesnot et Georges Malbrunot dans Le déclassement français, Michel Lafon, 2022) qu’il leur est aujourd’hui quasi impossible d’apprécier positivement le rôle de la Turquie sinon pour le jalouser et renchérir en pure perte.

Yves LA MARCK

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