C’est dans le rapport à leur commune origine que le conflit entre les trois monothéismes est à penser, en vue d’une conciliation.
Tel est le thème du nouveau livre de Daniel Sibony (1) qui propose à tout un chacun – juif, chrétien et musulman, athée militant ou indifférentiste pratiquant – de relire en sa compagnie les textes fondateurs des trois monothéismes, d’écouter les croyants et d’analyser les rapports complexes que les trois religions du Livre entretiennent entre elles et avec leur origine.
L’aventure est d’autant plus audacieuse que l’auteur ne parle pas au nom d’une institution repérable, ou selon une croyance classiquement exposée. C’est plutôt une sorte de frère de la côte qui navigue au plus près des récifs, tirant des bords à sa manière, surprenante et vive, qui ne laisse pas toujours le temps de l’identifier. Daniel Sibony, n’est-ce pas ce psychanalyste ? Oui, mais d’aucune chapelle – philosophe et mathématicien de surcroît. Dès lors, pourquoi cette incursion dans le champ théologique, avec quel bagage et selon quelle foi ? L’audacieux risque de prendre des coups de tous les côtés, ou de se heurter au silence embarrassé qui accompagne souvent ceux qui se mêlent de « trop » de choses, qui sont « trop » originaux et qu’on répute « trop » compliqués.
C’est justement la singularité de l’itinéraire personnel et intellectuel de Daniel Sibony qui passionne, retient, et permet de surmonter les difficultés propres aux questions soulevées. Né dans le ghetto marocain, notre psychanalyste parisien est familier des Évangiles, lit la Torah et le Coran dans le texte, parle et chante l’arabe, et connaît intimement les peuples qui sont aujourd’hui violemment confrontés à la question de leur origine.
Pourquoi cette violence ? Parce que l’origine est commune. Juifs, chrétiens et musulmans sont fils d’Abraham, croient en un seul et même Dieu, se réfèrent à la Bible – donc aux mêmes principes, aux mêmes valeurs, presque aux mêmes mots. Si Dieu (le mot) est dérivé de Zeus, indiquant une marque grecque dans la tradition évangélique, Allah résonne comme Eloah (un des noms de Dieu pour les juifs), et shalom (la paix) comme salaam. Mais ceux qui devraient le mieux s’entendre ont transformé leurs différences en points de ruptures et en prétextes de guerres impitoyables afin d’apparaître les plus proches et les plus fidèles à la parole divine. Pourquoi des juifs, puisque le Messie est venu ; pourquoi des juifs et des chrétiens, puisque le Coran représente la plénitude de la religion révélée ? Malgré Nietzsche, Marx et Freud, nous en sommes toujours au même point de la dispute pluriséculaire, que les courants intégristes ont envenimée.
Comment sortir de cette confrontation meurtrière ? D’abord en lisant les textes fondateurs des trois monothéismes afin de ne plus reproduire d’absurdes clichés : non, le « Dieu d’Israël » n’est pas un dieu vengeur ; non, le Coran ne se réduit pas au djihad ; non, le christianisme ne produit pas immanquablement l’Inquisition. Pour cette lecture ou relecture, Daniel Sibony est un guide d’autant plus précieux qu’il est à l’écart de tout prosélytisme et qu’il ne sacrifie à aucune des modes interprétatives qui ont fait fureur ces vingt dernières années – pas même la mode analytique…
Mais cette lecture demeurerait sans effet si chacune des trois religions, s’interrogeant elle-même et sur les autres, n’en venait pas à reconnaître une faille dans son rapport à l’origine dont personne n’est coupable. Pas de relation à l’être (à Dieu) sans une distance qui donne à sentir un manque douloureux : telle est l’épreuve de la finitude, l’inaccomplissement qu’il faut reconnaître pour vivre et pour échapper aux rivalités qui meurtrissent sans jamais combler le manque.
Nous sommes loin d’une banale critique interne des religions, d’une philosophie religieuse à usage des modernes ou d’un placage psychanalytique. Faisant retour sur l’essentiel, Daniel Sibony éclaire les principaux enjeux politiques qui nous affectent ou nous bouleversent sans que nous sachions toujours pour quelles raisons profondes – tant le conflit israélo-palestinien que les convulsions de l’Europe à peine libérée du messianisme communiste. Le lire permet de mieux comprendre ce que nous éprouvons – à tous les sens du terme. Mieux : se trouve esquissé un dialogue qu’il est urgent de mener à bien afin qu’entre juifs, chrétiens et musulmans ce ne soit pas toujours la même histoire.
***
(1) Daniel Sibony, Les trois monothéismes, Seuil, 1992.
Article publié dans le numéro 579 de « Royaliste » – 4 mai 1992
0 commentaires