Historien qui vit et enseigne à Jérusalem depuis 1974, Simon Epstein avait consacré son précédent ouvrage à l’étrange destin de ces dreyfusards qui s’étaient retrouvés, nombreux, chez les Collaborateurs (1). Sa recherche s’est élargie à l’ensemble de la gauche française, plus particulièrement aux intellectuels, aux politiques et aux syndicalistes, sympathisants et militants de la Ligue contre l’Antisémitisme, qui ont structuré la Collaboration (2).

Tandis que s’accomplissait cette trahison, de nombreux militants de droite et d’extrême droite organisaient la Résistance. Simon Epstein nous explique ce paradoxe et son occultation.

Royaliste : Dans la France des années trente, entre antisémites et défenseurs des Juifs, l’opposition paraît irréductible…

Simon Epstein : L’association antiraciste la plus importante est la Ligue internationale contre l’antisémitisme (LICA), présidée par Bernard Lecache : aux côtés de militants juifs, des centaines d’intellectuels et de politiciens non-juifs se mobilisent contre les persécutions en Allemagne et contre la montée de l’antisémitisme en France.

Je me suis interrogé sur le destin de ces personnalités après la défaite de 1940 et j’ai constaté que beaucoup de ceux qui proclamaient leur soutien à la LICA, et donc aux Juifs persécutés, se sont retrouvés dans les rangs de la Collaboration.

Royaliste : Quelle sorte de collaboration ?

Simon Epstein : Tous les aspects de la Collaboration, du vichysme à l’extrémisme ! Prenons un exemple, entre tant d’autres : au dernier meeting parisien de la LICA, en juin 1939, René Belin, secrétaire général de la CGT, tient un discours absolument bouleversant, qui témoigne d’une solidarité sans faille avec les Juifs. Un an plus tard, René Belin est membre du gouvernement de Vichy, ministre du Travail et cosignataire du premier statut des Juifs.

Royaliste : Le cas est connu et René Belin est considéré comme une exception.

Simon Epstein : Pas du tout ! Beaucoup de syndicalistes et de socialistes se rallient à la Révolution nationale : les listes que je donne dans mon livre sont éloquentes et fournies. Le mouvement n’est pas anecdotique : il est massif. Parmi les ministres de Vichy, les anciens philosémites et antiracistes sont beaucoup plus nombreux que les antisémites de l’avant-guerre. Par exemple Pierre-Etienne Flandin, qui fut président d’une organisation de lutte contre l’antisémitisme ; ou encore l’antifasciste François Chasseigne (l’un des ministres les plus nazifiés de Vichy) qui avait milité à la LICA. Joseph Barthélémy, Jérôme Carcopino, Pierre Cathala étaient philosémites actifs avant la guerre.

J’observe le même basculement chez les ambassadeurs de Vichy : Léon Bérard, ancien président d’un comité de défense des intellectuels juifs persécutés en Allemagne, est l’auteur du célèbre rapport Bérard selon lequel le Vatican ne s’oppose pas à la législation antijuive du régime de Vichy. Gaston Bergery, lui aussi ambassadeur de Vichy, milita à la LICA lors de sa phase antifasciste et antiraciste. On en dira autant des hauts fonctionnaires du régime.

Royaliste : Et les autres milieux ?

Simon Epstein : Les parlementaires ex-amis de la LICA sont très nombreux à soutenir le maréchal Pétain et à siéger au Conseil national de Vichy. Les universitaires philosémites des années trente et les journalistes venus de la gauche se retrouvent en grand nombre à Vichy et dans la Collaboration. À Je suis Partout, une partie de l’équipe vient du maurrassisme (Lucien Rebatet, Robert Brasillach) et une autre de la gauche pacifiste : Alain Laubreaux et Pierre-Antoine Cousteau notamment, qui ont eu, à leur manière, leur phase philosémite.

Mes observations les plus stupéfiantes concernent les extrémistes de la Collaboration : Jacques Doriot est un ancien ami de la LICA et autour de lui on trouve beaucoup d’anciens amis de cette organisation antiraciste. Marcel Déat, qui vient du socialisme, recrute surtout dans la gauche pacifiste : les ex-antiracistes et les anciens dreyfusards sont donc particulièrement nombreux dans le Rassemblement national populaire (RNP). On les trouve partout, ces ex-antiracistes, y compris aux Waffen SS français.

Royaliste : Ce basculement massif de militants de gauche a-t-il été repéré pendant l’Occupation ? Simon Epstein : Le phénomène est connu des contemporains. La presse de l’époque en parle abondamment. On peut même dire que cette question des nouveaux et des anciens antisémites obsède la Collaboration. Les antisémites de toujours (tel Henri Coston) regardent avec beaucoup de méfiance les nouveaux arrivants : ils disent que c’est facile d’être antisémite, maintenant que les Allemands sont à Paris…

D’autres secteurs de la Collaboration développent une rhétorique de réconciliation et d’indulgence à l’égard des nouveaux, qu’on appelle aussi les convertis. Ce qui complique les choses c’est que beaucoup d’anciens ne sont pas antijuifs depuis longtemps : ils ont versé dans l’antisémitisme en 1934, 1936 ou 1938, mais ils se posent en donneurs de leçons aux ralliés de 1940 ! Il y a là une non-synchronisation des dérives qui est passionnante à observer et instructive à analyser.

Royaliste : La LICA avait-elle perçu le phénomène avant la guerre ?

Simon Epstein : Bien sûr. Le Droit de Vivre, journal de l’association, désigne et dénonce violemment ceux des siens qui passent la ligne et qui deviennent antisémites après 1933 ou en 1938. Pendant la guerre, Bernard Lecache est interné en Algérie. Libéré après le débarquement anglo-américain, il reprend le combat et publie dans divers journaux de longues listes de traîtres, c’est-à-dire d’ex-membres du comité central de la LICA devenus pétainistes ou nazis. Quand la LICA se reconstitue à la Libération, son journal contient une Rubrique des traîtres qui fustige ses anciens dirigeants et sympathisants passés à l’ennemi. Elle cessera de publier ce type d’informations au milieu des années cinquante : c’est que l’évocation répétée des trahisons en question portait ombrage – on le comprend ! – au recrutement de nouvelles générations militantes. Les véhémences firent alors place au silence.

Royaliste : Vous montrez dans votre livre que cette mémoire du basculement a été entretenue à l’autre extrême…

Simon Epstein : J’ai évoqué Henri Coston. Cet antisémite de toujours a repris ses activités après la guerre : il fut l’archiviste méticuleux des dérives, il fut l’un des pôles de mémoire qui gardèrent – contre vents et marées – le souvenir des mutations monstrueuses qui caractérisèrent cette période. Ceci, pour le malheur de l’historiographie française car tout ce qu’écrivait Coston, antijuif invétéré, nostalgique de la Collaboration et du nazisme, était ipso facto disqualifié… Il y eut d’autres pôles de mémoire. Bernard Lecache, je l’ai dit. Et Galtier-Boissière. Et d’autres encore. Mais l’occultation, au total, sera la plus forte.

Royaliste : Quel est le mécanisme qui conduit tant d’antiracistes à verser dans la Collaboration ?

Simon Epstein : Au début des années trente, les secteurs les plus hostiles à l’antisémitisme se situent naturellement à gauche. La gauche pacifiste est la plus active contre l’antisémitisme, car c’est un même sentiment humanitaire qui conduit à condamner, ensemble, la guerre (et ses massacres) et le racisme (et ses pogromes). Quand la LICA se constitue à la fin des années vingt et au début des années trente, elle recrute massivement chez les pacifistes de gauche et d’extrême gauche.

Cette conjonction du refus de la guerre et du refus du racisme se brise quand Hitler parvient au pouvoir en 1933. Les pacifistes se trouvent confrontés à un dilemme insurmontable. Ceux qui donnent la priorité absolue au rapprochement avec l’Allemagne regrettent qu’elle ne soit plus une République mais affirment que cette question du régime est secondaire : c’est avec l’Allemagne, même hitlérienne, qu’il faut faire la paix. Ce qui arrive aux Juifs est regrettable, concèdent-ils, mais une guerre entre la France et l’Allemagne serait plus regrettable encore. Telle est la position de Luchaire, entre autres, quand il se sépare de la LICA en 1933.

Ceux qui tiennent ce type de discours éprouvent un agacement certain à l’égard des Juifs qui, dès 1933, sont soupçonnés de jeter de l’huile sur le feu et de vouloir provoquer une nouvelle guerre franco-allemande. Ils ajoutent que le régime national-socialiste n’est pas si terrible, ils trouvent des excuses, ils incriminent la dureté du traité de Versailles… En 1938, lors de la crise de Munich, les départs de la LICA sont massifs et ce sont là encore les pacifistes qui donnent le ton : quoi que fasse l’Allemagne, il ne faut pas lui faire la guerre. Et quand les Allemands occupent la France, ils s’opposent à toute volonté de résistance, ils prônent l’adaptation aux conditions nouvelles et l’édification de la nouvelle Europe.

L’étude des trajectoires individuelles, au travers de centaines de biographies collaboratrices, le montre bien. C’est la gauche pacifiste (ce n’est pas l’extrême droite nationaliste ou fasciste) qui fut le vecteur principal de la Collaboration. D’où cette conclusion, fort logique. Les antiracistes sont nombreux dans la Collaboration parce que les secteurs d’opinion où l’antiracisme fut fort, avant la guerre, sont précisément les secteurs qui, pendant la guerre, nourriront la Collaboration.

Royaliste : Ce fait est aujourd’hui occulté…

Simon Epstein : Il y a un blocage très fort et je m’en suis aperçu à l’occasion de la parution de ce livre : on refuse de le signaler, on esquive la discussion. Ce que je montre dérange. L’idée que la majorité des collaborateurs est originaire de la gauche française des années trente est politiquement incorrecte. Qui plus est, la futilité et la versatilité de l’antiracisme angoissent les Juifs et leurs défenseurs patentés. C’est en effet tout un système de défense qui s’effondre : ce système suppose que la petite minorité juive est protégée par une majorité de non-Juifs qui ne permettra pas la persécution. Or si l’antiracisme s’est écroulé en 1940, ce n’est pas uniquement parce que les Allemands sont entrés dans Paris. C’est aussi que les défenseurs des Juifs, les philosémites, les antiracistes sont passés de l’autre côté et sont devenus – à des degrés divers – antijuifs.

Inacceptable pour les Juifs, cette versatilité de l’antiracisme est tout aussi irrecevable pour les non-Juifs. La stabilité de leurs engagements politiques, la constance de leurs obligations morales sont remises en cause. Le souci humanitaire qui les anime devient soudain suspect… Ni les Juifs ni les non-Juifs n’aiment l’idée que les antiracistes puissent muer d’une façon aussi totale, aussi spectaculaire. Ils préfèrent les certitudes qu’apporte une dichotomie historiquement fausse mais politiquement salutaire, celle qui, de siècle en siècle, est censée opposer les deux France en un affrontement immuable. Les bons (la gauche) d’un côté, les méchants (la droite) de l’autre. Les bons restent bons, les méchants restent méchants. Voilà qui est simple et convaincant, à défaut d’être vrai.

Royaliste : Dans votre livre, vous vous intéressez aussi aux antisémites des années trente…

Simon Epstein : Oui. De très importantes recherches ont précédé la mienne – vous connaissez le livre de François-Marin Fleutot sur les royalistes (3). J’ai quant à moi retracé les itinéraires de nombreux militants d’extrême droite qui n’étaient pas toujours des antisémites frénétiques mais qui adhéraient en toute connaissance de cause à des mouvements antisémites lorsqu’ils militaient à l’Action française ou dans d’autres groupes extrémistes qui s’organisent en 1936 (la Cagoule, bien sûr, mais aussi la Spirale, moins connue).

Or j’ai été surpris de retrouver dans les réseaux et mouvements de résistance beaucoup d’anciens antisémites. J’ai suivi des dizaines d’itinéraires à Londres, à Alger et en métropole, en zone Nord et en zone Sud. Pour les réseaux, citons Georges Loustaunau-Lacau qui dirigeait un journal antisémite dont la secrétaire de rédaction était Marie-Madeleine Fourcade, qui elle aussi sera une grande résistante. Mentionnons le colonel Rémy qui anima la Confrérie Notre-Dame, et qui, antisémite modéré, distinguait entre bons et mauvais Juifs. Dans les mouvements, j’évoque Emmanuel d’Astier de la Vigerie, chef de Libération, grande figure du gaullisme de gauche après la guerre, et qui publia en 1935 des articles à la gloire de Drumont – ce que les historiens de la Résistance se garderont parfois de révéler.

Avant de devenir le chef des groupes francs de Combat, Jacques Renouvin était militant de l’Action française. Il harcelait Eugène Frot, socialiste indépendant, ministre de l’Intérieur et fusilleur du 6 février, lorsqu’il plaidait au Palais de Justice. Frot était protégé par les groupes de défense de la LICA, mais il militera au Comité France-Allemagne et sera pétainiste pendant la guerre… Royaliste et agitateur d’extrême droite, Renouvin affrontera l’Allemagne nazie et périra en camp de concentration. Républicain de gauche, ami des Juifs et de la LICA, Frot sera vichyssois bon teint et s’acoquinera, après la guerre, avec Xavier Vallat. Ces deux itinéraires se sont croisés aux feux du 6 février 1934. Ils illustrent bien le paradoxe français.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 936 de « Royaliste » – 1er décembre 2008.

(1) Voir Royaliste n°777 : Simon Epstein, Les Dreyfusards sous l’Occupation, Albin Michel, 2001.

(2) Simon Epstein, Un paradoxe français, Albin Michel, 2008.

(3) François-Marin Fleutot, Des royalistes dans la Résistance, Flammarion, 2000.

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