POUR LE SERVICE DU PRINCE

Place Vendôme, voici quarante ans. Le Garde des Sceaux du général de Gaulle reçoit ma mère, alors magistrat à Evreux. Rien de hiérarchique, ni de protocolaire. Ce sont des camarades de Résistance qui se rencontrent, tous deux gaullistes depuis juin 1940, membres de Combat, arrêtés en Corrèze, comme mon père, en janvier 1943. Edmond Michelet s’enquière de mes opinions politiques :

– Royaliste, comme Jacques, répond ma mère.

– Nous sommes tous royalistes, au gouvernement ! Je vois le Prince très prochainement, une photographie ferait-elle plaisir à Bertrand ?

Ma mère, qui n’est pas royaliste, me rapporte les propos du ministre sur un ton d’ironie distante, tout en me révélant que Michelet assure une liaison régulière entre le Général de Gaulle et le comte de Paris. Quelques jours plus tard, elle me rapporta un portrait dédicacé par le comte de Paris, à la date du 13 mai 1959 – un an jour pour jour après la prise du Gouvernement général par les manifestants d’Alger.

Mon témoignage ne constitue pas une preuve décisive. Il confirme simplement une vérité que quelques uns s’obstinent à nier : celle de l’accord politique du Prince et du Général en vue d’une solution politique dont les modalités (la candidature du comte de Paris à l’élection présidentielle de 1965) furent précisées par la suite.

Certes, dans sa conversation avec ma mère, Edmond Michelet manifestait un enthousiasme exagéré – celui des vieux et toujours jeunes militants. Michel Debré et André Malraux n’acceptaient pas que le fondateur de la Vè République ouvre la voie au chef de la Maison de France, et le Premier ministre était d’autant plus hostile au comte de Paris que le Prince soutenait le principe de l’autodétermination pour l’ Algérie. Mais il est vrai que de nombreux gaullistes pensaient et agissaient selon la perspective clairement tracée par le Garde des Sceaux.

J’avais 16 ans en 1959. Je n’imaginais pas que je rencontrerai le prince après avoir participé à la fondation d’un nouveau mouvement royaliste qui me désignerait comme candidat à une élection présidentielle. En ce matin gris de 1976,je n’étais pas le premier à me rendre à Chantilly : Gérard Leclerc avait été reçu avant moi et nous avions publié dans ces mêmes colonnes son reportage sur la Fondation Condé. Comme lui,j’étais très intimidé. Dans notre prime jeunesse, on nous avait appris à raisonner sur un pur concept, et c’est le principe personnifié qui allait me recevoir – ce Prince que Jacques Beaume, Yves Lemaignen, et Yvan Aumontavaient aperçu alors qu’ils assuraient le service d’ordre pour le mariage du comte de Clermont.

L’invitation que le comte de Paris m’avait adressée n’était pas fortuite. Quatre ans auparavant, lors de la fondation de notre mouvement, Pierre Boutang nous avait dit que le prince jugeait notre initiative avec sympathie, et j’avais été reçu en 1975en compagnie de Philippe Vimeux (1) par son conseiller politique Pierre Delongraye-Montier. Le rapport de ce dernier avait dû nous être favorable, et l’ouvrage de mon camarade reçut l’assentiment du prince – de même que mon premier livre. La campagne présidentielle de 1974 ne nous avait pas valu les foudres que nous redoutions : que ne dit mot consent…

De fait, le Prince m’accueillit chaleureusement. L’entretien fut suivi d’un déjeuner, à la fin duquel le comte de Paris me demanda de revenir avec quelques militants. Je lui en présentais une dizaine, auquel il consacra une après-midi entière. Manifestement heureux de découvrir des royalistes qui ne ressemblaient pas aux extrémistes qu’il avait naguère condamnés, il souhaita des rencontres régulières. C’est ainsi que le Prince reçut chaque vendredi à Chantilly des groupes de dix militantes et militants que je me contentais de convoyer. Ils posaient librement leurs questions, auxquelles le Prince répondait sans se lasser après les avoir interrogé sur le sens de leur engagement et sur leurs conditions d’existence. A ces chevelus, parfois issus du gauchisme, à ces vieux de la vieille, qui avaient rompu avec l’Action française, le comte de Paris racontait le général de Gaulle, expliquait la Vème République, les principes de la politique étrangère de la France, l’importance de l’action syndicale.

Au fil des discussions sur l’Europe et sur l’emploi (déjà !) mes camarades découvraient une intelligence souple, un homme rieur, malicieux, un rien provocateur. Je savais quant à moi que le Prince préparait son retour sur la place publique, qui fut marqué par la publication de ses mémoires. D’aucuns y virent un testament. Bien au contraire, le prince nous pria d’organiser pour lui un “ séminaire ” destiné à actualiser son projet politique. J’eus donc à animer plusieurs équipes de travail qui menèrent discrètement des enquêtes en s’appuyant sur notre organisation militante (tout particulièrement sur le logement) et qui préparèrent des rapports sur l’enseignement et sur le revenu agricole. Tous royalistes, et pour la plupart adhérents de la NAR, les membres du séminaire étaient hauts fonctionnaires, professeurs, militants de “ terrain ”.

Travaillant ainsi pour le service du Prince, étions-nous nous en contradiction avec le double principe de l’indépendance de la Maison de France et de l’autonomie des royalistes ? Non, car nous maintenions une stricte distinction des domaines : nous apportions au prince des réflexions et des travaux sans chercher à l’influencer, et nous nous contentions de l’informer des campagnes que nous envisagions de mener sans solliciter son accord. De plus, je présentais régulièrement au prince des personnalités extérieures à notre mouvement (François Perroux)ou étrangères au royalisme (le gaulliste Olivier Germain-Thomas, Roger Pannequin, communiste en rupture de parti) et j’organisais des retrouvailles – avec Maurice Clavel notamment.

En quelques rares occasions, mais hautement significatives, le Prince voulut bien me dire son approbation : lorsque la NAF devint la Nouvelle Action royaliste (“ Enfin ! Il est évident que vous n’avez aucun rapport avec ces gens de l’Action française ”) lorsque je fus candidat à la candidature à l’élection présidentielle de 1981, et lorsque notre mouvement prit la décision d’appeler à voter pour François Mitterrand.

Les dirigeants de la NAR étaient discrets, les militants directement affectés au service du Prince ( “ directeur de cabinet ”, chauffeur, secrétaire particulier, garde du corps en certaines occasions) surent se montrer efficaces. Le comte de Paris nous fit confiance au point de nous associer à la relecture de ses Mémoires, au choix de ses éditeurs (Plon, Grasset), au lancement de ses ouvrages. En 1978, il envisagea de se présenter à l’élection présidentielle et je fus chargé avec quelques camarades, de préparer un plan de campagne que nous conservons précieusement. Mais ceci est une autre histoire…

Lorsque François Mitterrand me reçut pour la première fois, en 1984, j’avais vu le matin même le comte de Paris, et tout deux évoquèrent en termes identiques leur première conversation au Manoir d’Anjou en 1937. Les deux hommes s’appréciaient. Tous deux cultivaient le même patriotisme, celui des Français qui avaient grandi entre deux guerres mondiales et qui avaient vécu les tragédies de l’Occupation. Leur relation au gaullisme aurait dû les séparer, mais ils étaient trop fins dialecticiens pour ne pas tenir compte des ruses de la raison politique et des chemins détournés de l’histoire. Le Prince, qui se faisait alors “ plus chat que tigre ”,selon l’expression de Pierre Boutang, se plaisait à souligner que ce président antigaulliste avait rallié la gauche aux institutions monarchiques de la Vè République. Le président, chaque fois qu’il me recevait, me parlait longuement du comte de Paris, s’inquiétait des querelles familiales, alors vives, et souhaitait que les princes affirment leur présence dans la vie de la nation.

Tel fut le cas lors de la célébration du Millénaire de la France : le sens des cérémonies fut conçu, à Chantilly et à l’Elysée, dans un souci d’unité que je pus observer et qui est attesté par les lettres alors échangées par le Prince et le président. Alors conseiller de François Mitterrand, Cyril Schott fut l’interlocuteur attitré du Prince. Plusieurs délégués de la NAR, parmi d’autres royalistes, furent chargés d’organiser sur place les visites du comte de Paris : ainsi Philippe Cailleux à Rouen, Didier Le Roué à Rennes ……..

Le millième anniversaire de l’élection de Hugues Capet ne nous faisait pas oublier l’échéance électorale de 1988. Le prince, qui soutenait fermement l’action du président, souhaitait que celui-ci se représentât.. Après la mort du comte de Paris, deux échottiers (Jean des Cars, Claude Sarraute) ont affirmé que l’appel princier en faveur de François Mitterrand permettait d’effacer une dette fiscale. C’est une assertion diffamatoire et imbécile. A supposer qu’il y ait eu une difficulté financière, l’ancienneté des relations entre le comte de Paris et François Mitterrand rendait inutile une telle tractation. J’atteste pour ma part qu’en 1987 l’ambiance n’était pas aux arrangements fiscaux. A l’issue d’un déjeuner à l’Elysée, donné en l’honneur du prince et de la directrice de la Fondation Condé, je revois le Prince et le président assis sur un canapé du salon qui jouxte la salle à manger privée. François Mitterrand me fit signe d’approcher, et m’invita à m’asseoir face à eux. Le chef de l’Etat évoqua une nouvelle candidature, sur laquelle hésitait (ou feignait d’hésiter) encore. Le Prince fut très net. Toujours souriant, mais offensif, le chat se fit presque tigre  :

-Monsieur le président, il faut vous présenter à nouveau. Vous seul pouvez assurer aujourd’hui la continuité de l’Etat et maintenir le cap en politique étrangère.

Le président me jeta un coup d’œil. J’opinais sans mot dire. Je n’avais rien de plus à ajouter, j’étais là comme témoin d’un accord qui portait sur l’essentiel.

Bien entendu, le comte de Paris se félicita de la participation des militants de la NAR aux comités “ Avec Mitterrand ” et de mon entrée au Comité national de soutien au candidat, à la demande de celui-ci…

En ces jours de deuil, les souvenirs se pressent. Je les ai notés tels qu’ils me sont venus, afin qu’il enrichissent notre mémoire collective. D’autres seront publiés, un jour pas trop lointain, avec les documents qui attestent, si besoin est, que le “ grand prince ”, comme disait le général de Gaulle, fut jusqu’à la fin de sa vie un politique avisé.

***

(1) Auteur de : Le Comte de Paris ou la passion du présent, Editions Royaliste, 1975.

Article publié dans le numéro 732 de « Royaliste » – 1999

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