Le 2 février 1943, les troupes allemandes achevaient de se rendre à l’Armée rouge. Le soixante-dixième anniversaire de la victoire de Stalingrad a été très peu commémoré en France. Pourtant, cette bataille eut un retentissement considérable et galvanisa les énergies de tous ceux qui combattaient l’Axe. Nous avons demandé à Laurent Henninger, chargé d’études à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire et conseiller scientifique de la revue Guerre et histoire, de nous expliquer pourquoi les Soviétiques l’ont emporté sur un ennemi qui semblait terriblement efficace.

Royaliste : Pouvez-vous situer la bataille de Stalingrad dans le contexte des opérations russes et allemandes ?

Laurent Henninger : La guerre germano-soviétique est probablement l’une des guerres et peut-être la guerre la plus meurtrière et la plus terrible de toute l’histoire de l’humanité. On estime aujourd’hui que 25-28 millions de Soviétiques ont perdu la vie dans la Grande Guerre patriotique. Et les pertes allemandes, hongroises, roumaines, italiennes ont été effroyables.

Dans les années quatre-vingt, les historiens – notamment les Américains – ont réécrit l’histoire de cette guerre qui reste encore en chantier dans de nombreux domaines : par exemple, la guerre des partisans soviétiques est encore à faire. Mais les connaissances ont beaucoup progressé quant à l’histoire militaire. Or tous les livres que nous avons lus entre 1950 et 1980 sont à mettre à la poubelle car ils ont été écrits selon le point de vue allemand, selon des sources allemandes, alors que nous disposions à cette époque de très nombreux documents soviétiques. On a privilégié le point de vue allemand car, dans le contexte de la Guerre froide, il a paru utile de blanchir les généraux allemands qui avaient combattu sur le front de l’Est et auxquels on avait donné des commandements dans la Bundeswehr : ils ont été libres d’écrire leurs Mémoires comme bon leur semblait. Par ailleurs, avant 1980, nous n’avions pas les outils intellectuels nécessaires à la compréhension de la stratégie soviétique.

Royaliste : Comment cela ?

Laurent Henninger : Des officiers américains se sont mis à travailler sur les doctrines militaires soviétiques dans une perspective de renseignement au cours des années quatre-vingt et les résultats ont été excellents, si bien que l’un de ces officiers, David Glantz, est devenu le meilleur spécialiste mondial de la question. Nous bénéficions d’une remarquable école américaine, qui a rencontré un courant d’historiens contestant le mythe de l’excellence militaire allemande. Tout de même, les Allemands ont perdu deux guerres et il faut se demander pourquoi !

Royaliste : Expliquez-nous !

Laurent Henninger : L’armée allemande a été la meilleure du monde entre 1813 et 1875-80 mais elle est restée sur des paradigmes napoléoniens et elle n’a pas vu les changements dans la conduite de la guerre qui étaient impliqués par la révolution industrielle – ce que les Nordistes avaient compris et c’est pourquoi ils ont gagné la Guerre de Sécession. Les officiers de la Wehrmacht étaient, comme les Sudistes, brillantissimes dans la tactique. Mais ils ont perdu ! Cela dit, toutes les armées européennes, dirigées par des castes d’officiers, ont méprisé la guerre de Sécession. Seuls les Américains ont compris empiriquement qu’il existait entre la tactique et la stratégie une discipline supplémentaire qui permettait d’unifier les deux mouvements. Dans un temps et un espace dilatés, la notion de bataille décisive, en un point et en un moment unique, disparaît. Il faut donc parler en termes d’opérations et par conséquent inventer une nouvelle discipline : l’art opératif. Curieusement, c’est l’armée tsariste, la plus réactionnaire de l’époque, qui a perçu ce nouvel art militaire parce que les officiers raisonnent sur de grands espaces et pratiquent, lors de la guerre russo-turque, les raids de cavalerie qu’ils ont observés pendant la guerre de Sécession.

Et puis, après la défaite de 1905, un officier russe, Alexandre Svetchine, a voulu comprendre pourquoi les Japonais avaient battu l’armée du Tsar. Il propose une réforme de l’armée et de l’État russes, se fait renvoyer dans une caserne puis rejoint les Bolcheviques qui représentent pour lui la modernité : il devient le responsable des groupes de recherches qui vont mettre au point l’art opératif. Svetchine est fusillé en 1938 comme beaucoup d’autres chercheurs – l’autre grand théoricien de cette question, Gueorgui Isserson, se contentera d’être arrêté et de passer toute la guerre au Goulag – mais son œuvre est l’équivalent au XXe siècle de celle de Clausewitz et ce sont les principes de l’école militaire soviétique qui permettront de vaincre la Wehrmacht. J’ajoute que c’est un Allemand, Von Schlichting qui a forgé le concept d’opératif. Mais il n’a pas été écouté par l’état-major et ce sont les Russes qui en ont tiré profit.

Royaliste : Que vaut la Wehrmacht en 1941 ?

Laurent Henninger : Du point de vue stratégique, l’armée allemande est nulle. Elle n’a pas de pensée opérative mais sa pensée tactique est très bonne. Autre atout : c’est une armée très professionnelle avec des cadres très compétents et pleins de mordant. Cette armée balaye les Belges mais face aux Français, elle subit de lourdes pertes et elle a été proche de la catastrophe à plusieurs reprises. Contrairement à la légende, les Allemands n’ont pas de théorie de la guerre éclair…

Sur le front de l’Est, on voit que la Wehrmacht est incapable de concevoir la dimension industrielle de la guerre ; elle ne comprend pas qu’elle mène une guerre planétaire face aux énormes puissances économiques et démographiques que sont les États-Unis et l’Union soviétique. L’armée allemande est restée en 1813 : elle mène une guerre napoléonienne, dans le petit cadre européen, alors que la guerre est mondiale et mécanisée. On admire les chars allemands mais ce sont de belles machines coûteuses, qui doivent être pilotées par des hommes très compétents et qui sont inadaptés aux routes russes. C’est comme si on faisait rouler des Maserati sur des chemins de campagne ! Au contraire, les chars T 34, comme les Sherman, peuvent être produits en très grandes séries, sont faciles à piloter tout en étant très performants.

L’opération Barbarossa a été fort mal conçue par des généraux aveuglés par leur mépris raciste des Russes : l’offensive s’est déroulée sur trois axes, en direction de Moscou, de Leningrad et de Stalingrad mais les Allemands n’ont pas réfléchi à leur échec devant Moscou. Alors ils ont essayé d’avancer vers le Sud mais quand on essaie, c’est qu’on n’a pas une visée stratégique globale.

Royaliste : Comment analysez-vous la bataille de Stalingrad ?

Laurent Henninger : Les combats dans la ville en ruine ont été forts bien décrits. Il faut surtout souligner, après David Glantz, que cette bataille s’inscrit dans un ensemble gigantesque de plusieurs offensives lancées simultanément par les Soviétiques en plusieurs endroits du front : c’est le plan des Quatre planètes (Uranus, Mars, Jupiter et Saturne) conçu par Staline et son état-major (Joukov, Vassilievski). Au sud, l’opération Uranus vise à encercler l’armée allemande dans Stalingrad, plus au nord l’opération Mars vise à réduire le saillant de Rjef. Ces deux premières opérations d’encerclement devaient déboucher sur deux autres opérations de même nature : Jupiter dans le prolongement de Mars et Saturne à la suite d’Uranus. Mais les Soviétiques n’avaient pas les moyens de mettre en œuvre ce plan gigantesque car ils étaient en train de reconstituer leur armée, après les purges de 1937-1938 qui ont détruit le corps des officiers et après les désastres de l’année 1941 ; c’est sous le feu qu’ils doivent réapprendre l’art opératif qui avait été interdit.

De fait, l’opération Mars est un échec sanglant – la plus grande défaite subie par Joukov avec des centaines de milliers de morts – et l’opération Jupiter ne peut pas être lancée. Mais Uranus va réussir et se prolonger par un Petit Saturne qui sera un demi-échec. Tactiquement, les Soviétiques subissent un échec global mais ils remportent une victoire stratégique : les Allemands ont perdu l’initiative et ils sont obligés de reculer. Ils ont perdu la VIe Armée, deux armées roumaines, une armée hongroise et une armée italienne ont été anéanties. Au total, l’Axe perd 760 000 hommes, l’équivalent de cinquante divisions.

Royaliste : Selon vous, Stalingrad n’est pas le tournant de la guerre ?

Laurent Henninger : Il faut distinguer plusieurs niveaux. Du point de vue politique, psychologique et symbolique, oui, Stalingrad est un tournant. Dans le monde entier, c’est un coup de tonnerre et pour tous ceux qui combattent l’Allemagne et l’Italie, c’est un immense espoir. D’un point de vue militaire, la bataille ne marque pas vraiment un tournant : c’est un événement très important. Le vrai tournant sur le front de l’Est, c’est la bataille devant Moscou en décembre 1941 lorsque la contre-offensive des Soviétiques met fin à l’avance allemande qui avait lieu depuis six mois. Hitler et ses généraux rêvaient de détruire en six mois l’Armée rouge et ébranler le pouvoir communiste. Or ils échouent. Les Allemands se rendent compte que l’Armée rouge n’est pas détruite et que le pouvoir, qui a vacillé en octobre-novembre, s’est rétabli. L’échec stratégique est complet et la guerre est perdue pour l’Allemagne. Elle l’est d’autant plus que l’autre grande puissance, les États-Unis, entre en guerre en décembre 1941. Les Américains ne sont pas très bons au début – leur défaite à Kasserine le montre – mais ils s’améliorent et leur machine de guerre est formidable.

Royaliste : Et si la Wehrmacht avait réussi à s’emparer du pétrole du Caucase ?

Laurent Henninger : Admettons que les Allemands soient arrivés à Bakou : ils n’avaient pas les moyens de rapatrier le pétrole en Allemagne ! Plusieurs historiens l’ont dit : l’aventure du nazisme était vouée à l’échec dès le départ car ces gens n’avaient aucune envergure intellectuelle et ne pouvaient pas comprendre la guerre moderne. Cela dit, on ne peut imputer toutes les fautes stratégiques à Hitler : certaines de ses décisions étaient justes, par exemple celle qui prescrivait à Paulus de ne pas décrocher en décembre 1941, car la VIe armée aurait été détruite dans la plaine russe. Les généraux de la Wehrmacht portent leur lourde part de responsabilité, y compris dans les horreurs commises en Russie, en Pologne, en Yougoslavie. Les officiers de tradition comme Von Manstein sont, eux aussi, des assassins. La Convention de Genève ne s’appliquait pas sur le front de l’Est, les soldats soviétiques n’avaient pas droit au statut de prisonnier de guerre et ils ont été traités de façon abominable.

***

Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 1037 de « Royaliste » – 10 juin 2013.

Pour en savoir plus : Jean Lopez, Stalingrad, la bataille au bord du gouffre, Économica, 2008. Revue Guerres & Histoire, n o 7 : « La supériorité militaire allemande ? Le mythe du siècle ! » et no 11, février 2013 : « Stalingrad, Nouvelle vision d’une bataille mythique ».

Partagez

0 commentaires