Etes-vous pour ou contre les Américains ? La question est de nouveau à la mode, les polémiques font rage et chacun est prié de désigner son camp. Face à la menace terroriste et aux accusations hystériques qui visent les Etats-Unis, quelques îlots de sagesse et d’intelligence subsisteraient encore dans le 6ème arrondissement. Ceux qui ne se rangent pas sous la bannière de Jean-François Revel sont-ils voués à sombrer dans la bêtise antiaméricaine examinée de manière ambiguë dans un ouvrage récemment publié ?

Nul ne peut sérieusement contester la haine suscitée par les Etats-Unis, avant et après le 11 septembre, dans les pays arabo-islamiques et en Amérique latine principalement… En comparaison, les nations de l’Ouest européen paraissent peu affectées. Demeure une hostilité latente à la politique des Etats-Unis que le déclenchement de la guerre contre l’Irak rendra manifeste.

Mais, pour le moment, il est étrange de voir certains intellectuels parisiens jouer aux héroïques combattant du dernier carré, face aux vagues déferlantes d’un antiaméricanisme qui serait le produit de l’ignorance et de la bêtise. Un bref regard sur les propriétaires de l’édition et de la presse française (Jean-Marie Messier jusqu’à ces derniers mois, Jean-Luc Lagardère) montre que les « antiaméricains » réels ou supposés, qui se regroupent autour du Monde diplomatique et de L’Humanité, ne pèsent pas lourd face aux amis des Etats-Unis : Jean-Marie Colombani (Le Monde), Bernard-Henri Lévy (Le Point), Jacques Jullliard (Le Nouvel observateur), Le Figaro, Les Echos et La Tribune étant évidemment dans l’axe du Bien… comme la quasi-totalité des chroniqueurs de radio et télévision.

Cette imposante cohorte fait sourire lorsque ses membres éminents se posent en victimes. Elle provoque la colère lorsque certains bien-pensants pratiquent l’amalgame répugnant : ainsi Jacques Julliard (N.O. n° 1975) qui dénonce à la suite de Bernard-Henri Lévy une « homologie structurelle [entre l’antiaméricanisme et l’antisémitisme] sur laquelle il y aurait lieu de s’interroger : haine de l’argent, théorie du complot, xénophobie culturelle ». Au Monde diplomatique Serge Halimi (excellent connaisseur des Etats-Unis) et Bernard Cassen (agrégé d’anglais) seraient-ils xénophobes ? Elisabeth Lévy, secrétaire générale de la Fondation du 2 mars, serait-elle une obsédée du complot ? Péguy (« L’Argent ») était-il antisémite ? Structurelle ou pas, il y a chez ces messieurs une volonté de dénigrer et de salir qui vaut bien les idioties proférées à diverses époques à l’encontre des Américains.

Car il y a bien un antiaméricanisme français qui est examiné avec une patience érudite par Philippe Roger*. Tous les clichés sur les Etats-Unis, tous les traits polémiques lancés depuis deux siècles y sont dûment recensés : les Américains sont incultes et les Américaines frigides, le cinéma américain nous abrutit, le Marshall Plan a les mêmes initiales que la Military Police... L’ensemble est accablant, et les réactions d’hostilité à l’égard des Etats-Unis s’en trouvent disqualifiées.

L’exercice, qui valide savamment les foucades de Jean-François Revel, a cependant ses limites. Elles tiennent à la méthode de travail de l’auteur et à l’ambiguïté de son propre regard.

Pour analyser le « discours antiaméricain », Philippe Roger repère ses multiples énoncés dans la littérature populaire (Gustave Le Rouge) et idéologique (Joseph de Maistre), l’expression militante communiste et réactionnaire, la critique sociale, la recherche scientifique ou supposée telle (les observations délirantes de Buffon) et les dépose dans son ouvrage. Clichés, opinions plus ou moins fondées et jugements s’accumulent en strates qui finissent par composer le bloc polémique de « l’antiaméricanisme » – écrit sans trait d’union pour signifier que ce sentiment s’est constitué de manière autonome, sans lien avec l’essentielle et insaisissable réalité des Etats-Unis, sans relation avec un « américanisme » mal défini. Comme dans les pâtées pour chiens, ce « discours » fait de bas morceaux et de déchets augmenterait dans son volume et sa densité grâce aux efforts accomplis de génération en génération. L’analyse de ce produit peu ragoûtant (« l’ectoplasme des clercs », car il serait fabriqué par les intellectuels) se réduirait donc à sa généalogie, faite à bonne distance par un chercheur nourri de Barthes et de Foucault.

Cette intention scientifique est entachée par un préjugé qui marque tout l’ouvrage : l’ « antiaméricanisme » est méprisable et absurde, quelles que soient ses formes, les évènements historiques et les enjeux intellectuels du moment. Ce rejet global et non argumenté procède de la méthode choisie : dans le bloc composé par l’accumulation des « discours », la masse du bêtisier antiaméricain écrase les critiques fines de la vie politique et de la société américaines.

Le bloc « antiaméricain » semble posé sur le sol français comme un monument incontournable : ce que Philippe Roger appelle une « tradition » qui serait constitutive de notre identité nationale. Mais ce monument impressionne beaucoup moins quand on le compare à plusieurs autres du même type. On a écrit des histoires de l’anticléricalisme, de l’antigermanisme, de l’antisémitisme, de l’anticommunisme qui sont toutes intéressantes dans la mesure où elles sont reliées à l’histoire politique et au mouvement des idées : « L’histoire de l’antisémitisme » de notre cher Léon Poliakov est selon nous un modèle encore inégalé. Mais si on constitue les « anti » en blocs isolés, à la manière de Philippe Roger, les différents éléments entrent banalement dans une revue générale de la bêtise universelle.

D’où l’ambiguïté de Philippe Roger : il se présente en froid généalogiste tout en faisant le procès de l’ « antiaméricanisme » mais ce procès politique est censé se dérouler hors du mouvement de l’histoire et des enjeux politiques. Or l’auteur ne peut faire abstraction des événements et de leur retentissement politique en France – qu’il s’agisse de la guerre civile américaine, de la guerre menée par les Etats-Unis à Cuba contre l’Espagne en 1898[1] ou des péripéties de la Guerre froide.

D’où de nombreuses difficultés dans la présentation des faits, résolus par des parti-pris qui ne sont pas justifiés. L’auteur se moque de la réaction « antiaméricaine » des gentilhommières monarchistes en 1898, mais il ne souffle mot de l’engagement de trois princes de la Maison d’Orléans du côté nordiste au début de la guerre civile, ignorant sans doute que le premier comte de Paris, le duc de Chartres et le duc de Nemours participèrent aux batailles de Yorktown, Williamsburg, Gain’s Mill, Chickahominy[2]

Quant à l’antiaméricanisme de Charles Maurras, il est épisodique (plan Wilson, problème des réparations) et très faible au regard de la germanophobie qui structure l’Action française et qui caractérise le nationalisme français au 20ème siècle. A l’autre extrémité de l’échiquier, l’antiaméricanisme des communistes s’explique marginalement par le marquage de différences culturelles (la classe ouvrière préfère le petit blanc sec au Coca-Cola) et fondamentalement par des motifs idéologiques et géopolitiques. Au Parti communiste, les Etats-Unis sont souvent présentés comme la métaphore du capitalisme – de même qu’ils sont la métaphore du machinisme chez Bernanos. On peut contester ces points de vue mais il n’est pas honnête de les mêler aux boutades des pamphlétaires du second rayon.

Dans sa volonté de considérer les facteurs idéologiques et politiques comme des éléments parmi d’autres de l’ «antiaméricanisme » Philippe Roger occulte un aspect, à nos yeux fondamental, de son sujet. Depuis la Deuxième Guerre mondiale, l’hostilité aux Etats-Unis procède de deux sources : le communisme et le gaullisme. Dans son livre, la propagande communiste est analysée comme discours – certes brutal et réducteur – et non comme relais de la stratégie mondiale de l’Union soviétique, patrie du socialisme. Cette propagande constitue une dénégation radicale de la puissance capitaliste et du pouvoir politique américains, mais elle n’est que faiblement « antiaméricaine » car les militants du Parti pouvaient se sentir aussi proches du prolétariat américain que les Résistants communistes qui faisaient face aux pelotons d’exécution de la Wehrmacht en criant « Vive le Parti Communiste allemand ! ».

Quant à la question du gaullisme, elle est étrangement traitée en quelques lignes dans une note au bas de la page 438 où il est déclaré que le général de Gaulle n’est pas « antiaméricain » puisqu’il ne tient pas de discours contre l’Amérique. Comme si les violentes confrontations entre le Général et Roosevelt, bien exposées par Jean-Louis Crémieux-Brilhac*, le congédiement des forces américaines en 1966 et le discours de Phnom Penh n’avaient pas inspiré aux gaullistes un discours qui méritait d’être étudié de près : pourtant pas une allusion à Notre République, pas la moindre citation de Philippe de Saint Robert* ou du général Gallois ! Or le message gaullien continue d’inspirer tout un courant de l’opinion français et d’éminents intellectuels qui ne sont pas « antiaméricains » (ainsi Régis Debray*, dont l’œuvre, survolée, n’est pas comprise) mais qui s’opposent à la stratégie politique et militaire du gouvernement des Etats-Unis[3].

Philippe Roger est bien entendu libre de s’en tenir à une généalogie des énoncés antiaméricains. Mais il ne peut éviter d’être rattrapé par la polémique politique car son analyse partielle d’un antiaméricanisme qu’il discrédite par un jeu d’amalgames est d’ores et déjà intégrée (par Jacques Julliard, par Pascal Bruckner) dans le dispositif idéologique que la fraction dominante de l’intelligentsia française a mis en place pour justifier la politique hégémonique de Washington. C’est au-delà de la banale confrontation des pros et des antis qu’il faut placer le débat sur les Etats-Unis.

***

POUR EN SAVOIR PLUS

Jean-Louis Crémieux-Brilhac, La France libre, Gallimard, 1996.

Régis Debray, A Demain de Gaulle, Gallimard/Le Débat, 1990.

Philippe Roger, L’Ennemi américain, Généalogie de l’antiaméricanisme français, Le Seuil, 2002.

Philippe de Saint-Robert, Le Jeu de la France

Le numéro 33 de notre revue Cité : « Amerika ».

 

Article publié dans le numéro 801 de « Royaliste » – 2002


[1]Philippe Roger nous informe que la « conjonction » entre la réaction anti-américaine suscitée par l’affaire de Cuba et la vague antisémite de la fin du siècle est « accidentelle ». Dès lors, à quoi bon relever cette coïncidence ? Pour rappeler que les deux réactions ont le même caractère unificateur ? Mais de quels partis ou milieux ? Et comment oublier que toute campagne d’agitation (« pro » ou « anti ») est par définition fédératrice ?

[2]Le premier comte de Paris est l’auteur d’une Histoire de la guerre civile en plusieurs volumes.

[3]Gaullienne en politique extérieure (comme en d’autres domaines) la Nouvelle Action royaliste est étrangère à l’anti-américanisme.

 

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