Sur un prétendu « monopole de la violence légitime »

Jan 29, 2016 | Res Publica

 

Formulée par Max Weber (1), la définition de l’Etat comme « monopole de la violence légitime » est souvent reprise par les chercheurs de diverses disciplines. Gabriel Martinez-Gros l’invoque à son tour (2) et cite tout un passage de la Sociologie des religions en signalant que la célèbre formule, entre parenthèses dans le texte, a été ajoutée dans la deuxième édition du livre, deux ans après la fin de la Première Guerre mondiale : « Le recours à la violence nue des moyens de coercition vers l’extérieur, mais aussi vers l’intérieur, est au principe même de tout gouvernement légitime. Plus même, c’est ce qui en fait réellement, selon notre terminologie, un groupement politique. (L’Etat est le groupement qui revendique le monopole de la violence légitime. Il ne peut être défini autrement.) »

Cela signifie que la violence est essentielle à l’Etat, qu’elle est l’essence du politique. En ce cas, la théorie devrait valoir pour tous les types d’Etat, pour toutes les formes de pouvoir. Or elle est infirmée par la logique des grands empires prémodernes – arabes, turco-mongols, chinois – qui tend à expulser la violence guerrière au-delà des frontières des territoires conquis, pacifiés et soumis à l’impôt. Expulsion partielle cependant, puisque le pouvoir impérial décide despotiquement de la vie et de la mort des sujets.

La définition wébérienne vaudrait-elle seulement pour les Etats de l’Europe moderne ? Une telle affirmation conduit à déformer et à exclure des concepts hors desquels le Politique n’est plus compréhensible. Max Weber confond ce qui doit être distingué : l’Etat, sommairement décrit comme « groupement politique » et le pouvoir politique. Il rabaisse la coercition à la violence – la « violence nue » – sans prendre en considération ce que la philosophie politique et le droit nomment force.

L’Etat n’est pas un groupement politique. C’est l’ensemble des institutions chargées de la mise en œuvre du droit, incarnées par un corps de fonctionnaires voués au service public. Le critère de l’Etat, c’est la légalité. Il est organisé par la loi, en vue de l’application de la loi.

Le pouvoir politique est l’institution symbolique qui rend possible l’unité de la nation et qui garantit la liberté des citoyens par le moyen de la justice. La liberté de chacun est garantie par le système des droits et par l’indépendance de la nation, qui suppose que le pouvoir politique exerce, par mandat, sa souveraineté. Le pouvoir politique a une fonction protectrice : la justice, ce sont des droits reconnus et garantis. L’essence du politique, c’est l’existence d’une justice (3). Cette justice est le critère décisif de la légitimité politique car la liberté est vécue dans un système juridique défini librement dans une nation libre de ses choix. L’ensemble de ces principes ne permet pas de monopoliser la violence mais de l’exclure autant que possible.

Distinguer l’Etat, le pouvoir politique et la nation permet de saisir les relations entre ces trois puissances : le pouvoir politique légitime doit respecter la légalité étatique sans s’y réduire car il dirige la fonction publique selon le projet formé par le peuple souverain d’une nation historique. L’histoire et le droit, le pouvoir et l’Etat, peuvent et doivent s’articuler en vue du bien commun – de la res publica.

Ce système de médiations n’a rien d’une mécanique. La politique reste un art, toujours menacé par l’excès ou le défaut : le pouvoir peut dégénérer en tyrannie, l’Etat en étatisme, la nation peut se perdre dans le nationalisme et, chaque fois, c’est une forme de violence qui s’impose et qui détruit les médiations politiques. La violence marque la défaite du politique – qu’il s’agisse du pouvoir symbolique, de la réglementation étatique, de la mission diplomatique, de la revendication populaire…  Alors que faire ?

Relire Blaise Pascal : « la justice sans la force est impuissante. La force sans la justice est tyrannique ». Max Weber confond la force et la violence, alors que la violence est un dérèglement de la force, qui aboutit à sa négation. C’est oublier le langage courant et maintes expériences ordinaires.

Il y a des forces armées, soumise au code militaire et qui doivent respecter les lois de la guerre, niées par la violence exterminatrice de la Wehrmacht dans les territoires qu’elle avait conquis.

Il faut que force reste à la loi et le gouvernement peut faire usage de la force publique lorsque, par exemple, l’interdiction d’une manifestation a été confirmée par décision de justice. La police doit faire un usage proportionné de sa force coercitive et tout excès, toute violence, est passible de sanctions pénales. La frontière juridique entre la force et la violence est très strictement définie et tout manifestant connaît la différence entre la dispersion d’un attroupement par une charge de CRS et le passage à tabac dans un coin sombre, entre la contusion légère provoquée par un coup de matraque et la blessure reçue à la suite du tir effectué par un fonctionnaire de police qui n’était pas en situation de légitime défense.

Il y a des rapports de force, dont l’analyse permet parfois d’éviter les confrontations directes et peut conduire à la recherche de prudents équilibres.

La force est dissuasive, la violence est destructrice. L’usage de la force peut trouver ses justifications et ses normes – pas le déchaînement de la violence qui s’effectue hors de toute légalité et de toute légitimité. Oublier la force, c’est justifier le cynisme et nier tout à la fois la fonction et le métier politiques. 

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(1) Cf. Philippe Raynaud, Max Weber et les dilemmes de la raison moderne, PUF, 1987.

(2) Gabriel Martinez-Gros, Brève histoire des empires, Comment ils surgissent, comment ils s’effondrent, Seuil, 2014.

(3) Claude Bruaire, La raison politique, Fayard, 1974.

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