Terminée, la Révolution ? Les tâches des royalistes

Nov 4, 1991 | la lutte des classes

 

Après avoir montré que l’échec des révolutions de type marxiste ne détruisait pas le désir de révolution (n°564), nous nous étions interrogés sur les réponses que les partis politiques entendaient apporter aux bouleversements sociaux (n°565). Reste à préciser le rôle des royalistes.

Cela va sans dire : les royalistes sont faits pour souligner le sens du projet capétien, pour faire valoir l’actualité de la monarchie, pour mettre en évidence la symbolique royale, et leur intention première est de favoriser le processus démocratique d’instauration de la légitimité royale. Telle est pour nous la première révolution à accomplir, au double sens du terme : un changement en profondeur de notre symbolique politique, une transformation raisonnée de nos institutions, mais aussi une reprise de la tradition nationale et un accomplissement de la synthèse tentée par le général de Gaulle puis (volens nolens) par François Mitterrand…

Mon propos n’est pas d’expliciter ce projet, qui est la raison d’être de ce journal et de notre mouvement, mais d’indiquer ses principales implications dans les débats et dans les luttes politiques de notre temps. Cette volonté d’intervention nous est parfois reprochée. De quoi nous mêlons-nous ? Et pourquoi prendre le risque de diviser la famille royaliste sur des sujets secondaires ? Nous avons toujours refusé cette attitude contemplative, qui est parfois le masque de positions extrémistes et qui fut souvent le prétexte d’une « émigration intérieure ». Et même s’il s’agit d’un authentique souci de neutralité, celle-ci ne saurait favoriser la mise en œuvre du projet royaliste qui est un acte civique. Précisons : l’acte ou la somme d’actes de citoyens pour qui les principes ont une vie, pour qui la justice, la liberté et l’unité exigent la constance du souci intellectuel et de l’engagement. C’est tout simple : qui a soif de justice ne s’accommode pas de la misère, qui aime la liberté ne tolère pas les camps de concentration, qui souhaite l’unité ne supporte pas les paroles et les gestes qui conduisent à la guerre civile.

D’où les tâches qui nous occupent quotidiennement, soit que nous en prenions l’initiative, soit que nous participions à des actions collectives. Qu’on n’y voie pas un quelconque activisme conçu pour occuper les militants, ou cet opportunisme « de gauche » par lequel des observateurs superficiels s’efforcent de nous identifier. Il faut le répéter : nos engagements civiques sont la conséquence de nos propres principes et les difficultés que nous rencontrons, sur le plan des alliances électorales notamment, montrent que la complaisance n’est pas notre fort. Et la période de bouleversements que nous avons à affronter nous rend d’autant plus soucieux de rigueur intellectuelle et politique.

Hors de toute mise en ordre hiérarchique, prenons ces tâches intellectuelles qui nous occupent depuis notre fondation. Par rapport aux autres formations politiques, nul doute que nous avons été et que nous sommes toujours en avance sur les pratiques courantes. N’avons-nous pas maintenu contre vents et marées le principe de la réflexion préalable à tout engagement, que le Parti socialiste vient de redécouvrir opportunément ? Et n’étions-nous les premiers – les seuls pendant des années – à affirmer la nécessité de renouer les liens dis tendus entre les intellectuels et la classe politique ?

Aujourd’hui, nous continuons de nous distinguer par deux attitudes tout à fait originales pour un mouvement politique : l’une est de favoriser le dialogue entre les chercheurs de toutes obédiences et de toutes disciplines, l’autre est d’appeler toutes les traditions démocratiques de notre pays à se redécouvrir et à s’approfondir afin de concevoir de nouveaux projets pour la société. Ce libéralisme bien compris (amour de la liberté, et d’abord de la liberté de pensée) permet d’écarter la tentation dogmatique par appropriation (illusoire) de la vérité, d’échapper au piège totalitaire (par captation d’une tradition) et de mieux discerner les révolutions qui sont en cours : pas d’analyse rigoureuse sans référence aux recherches savantes, pas de critique fondée sans connaissance précise du ou des sujets, pas d’engagement sans réflexion préalable.

C’est ainsi que notre conviction royaliste, à la fois stimulée par la critique externe et préservée des dangers de systématisation (transformation de la tradition en un corps de doctrine), peut fonder des engagements raisonnés. Présentons-les en une sorte de catalogue, en prenant soin de rappeler que les thèmes évoqués forment la matière de chaque numéro :

– préserver la dignité du politique en tant que tel est une impérieuse nécessité. Cela implique une critique de l’idéologie de la communication (1), des pièges de la « médiatisation », de l’imposture des sondages (2), et un refus des conceptions qui résorbent le politique et l’anéantiraient si elles devenaient dominantes : écologisme « vert » qui fait prévaloir une hypothétique « nature », intégrismes de tous bords qui le soumettent aux décrets d’un parti religieux, national-populisme qui fait du pouvoir l’instrument de ses préjugés ethniques.

– faire valoir le rôle décisif de l’Etat, quant à sa fonction arbitrale, et quant à l’indépendance nécessaire de ses choix. Cela signifie que nous nous opposons à l’usurpation technocratique (la haute administration s’approprie les fonctions gouvernementales), au démembrement « féodal » (les régions qui ont, par exemple, leur propre politique étrangère), et à cette subversion douce qui consiste, pour les médias, à faire la police, à rendre la justice, à se mêler de politique sanitaire, à monter des parodies de représentation nationale.

– défendre les acquis de la révolution institutionnelle accomplie par le général de Gaulle en refusant le quinquennat et le présidentialisme à l’américaine qui ruineraient le pouvoir politique et la fonction arbitrale de l’Etat.

Ces trois soucis n’ont de sens que si nous considérons le politique comme condition première de l’unité, de la justice et de la liberté. Tel est bien le cas, quelle que soit notre philosophie de référence ou notre religion. La volonté de préserver l’unité minimale nous fait rejeter tout esprit de guerre civile, tout consentement aux logiques d’exclusion, et militer en faveur des politiques d’intégration, qu’il s’agisse des immigrés, des personnes issues de l’immigration ou de celles et ceux qui vivent dans le quart monde. L’exigence de justice nous rend allergique à l’idéologie du marché, à la violence qu’elle véhicule, à la dictature de l’argent qu’elle favorise : présence active de l’Etat dans la vie économique, planification indicative et démocratique, dynamiques syndicales, participation des travailleurs aux décisions dans l’entreprise sont les principales composantes d’un projet de démocratie économique et sociale qui demeure révolutionnaire dans sa perspective et ses finalités. Ce projet ne saurait être conçu et appliqué hors d’une citoyenneté repensée et mieux garantie, afin que la passion de la justice n’en vienne pas à détruire la liberté (3).

Cette liberté de principe implique le respect de la personne humaine, dans son identité (qui interdit le recours à certaines manipulations bio logiques), dans l’égalité de chaque individualité (qui proscrit les classifications racistes) et dans l’éminente dignité qui distingue essentiellement l’être humain de la nature et du monde animal.

Cette liberté implique la reconnaissance du droit de chacun par le pouvoir politique et aussi l’existence d’associations et de collectivités protectrices. Parmi celles-ci, la nation conserve sa pleine actualité et toute sa nécessité, en dépit de la propagande supranationale de ces dernières années. L’indépendance nationale demeure une exigence fondamentale, aussi bien dans l’ordre militaire (force nucléaire de dissuasion) que sur le plan diplomatique (liberté d’initiative, qui n’exclut pas le jeu des alliances) et économique (autonomie du développement). Selon la perspective tracée par le général de Gaulle, à laquelle nous restons fidèles, cette indépendance n’exclut pas (au contraire) la coopération et peut s’inscrire sans difficulté majeure dans le projet d’une Europe des nations. C’est dire que nous refusons les logiques impérialistes de domination politique et d’aliénation économique, ainsi que les mystiques fusionnelles dans lesquelles l’Europe perdrait son identité.

Ici sommairement résumés, ces refus et ces exigences indiquent clairement les révolutions que nous voulons accomplir avec ceux qui, sans adhérer à l’idée royaliste, partagent les mêmes valeurs et les mêmes ambitions.

Dès lors qu’on accepte de gommer les images du passé (barricades, terreur), de se délivrer du romantisme de l’insurrection et du rêve dangereux qui consiste à vouloir « changer l’homme », rien n’est plus révolutionnaire aujourd’hui que de vouloir :

– garantir l’autonomie du pouvoir politique et la liberté des personnes en assignant à l’économie une place subordonnée au souci de justice.

– libérer l’Etat (et les autorités décentralisées) de la dictature de l’argent.

– assurer contre les castes la circulation et le renouvellement des élites.

– défaire le système des privilèges en restaurant l’égalité des chances.

– développer l’intégration sociale par une nouvelle politique des revenus et par le développement de la civilisation urbaine, sans pour autant sacrifier la paysannerie au productivisme et à la bureaucratie « européenne ».

– repenser nos institutions et procédures judiciaires afin de les mettre en pleine harmonie avec les principes de l’Etat de droit.

– donner toute son ampleur au projet de la France dans le monde en activant ou en réinventant la politique d’aide et de coopération avec les pays les plus démunis, en développant l’internationale francophone, en donnant sa pleine dimension au projet de confédération européenne.

Telles sont quelques-unes des tâches qui me paraissent nécessaires. Il serait prétentieux de dire que rien n’a été fait, et que nous sommes les seuls capables de concevoir et d’entreprendre selon de telles perspectives : notre idée de la politique et les relations que nous entretenons avec les familles politiques et spirituelles montrent le contraire. Pour nous, point de politique qui ne soit participée.

Et le roi dans tout ça ? Nous l’espérons, et sa présence nous paraît d’autant plus nécessaire que les principes de la royauté (arbitrage, permanence, esprit de justice, sens du projet, garantie de l’identité collective) offriraient un point de référence et d’équilibre dans les bouleversements en cours et permettraient à l’Etat de présider et d’accompagner sereinement les révolutions nécessaires. Ultime paradoxe ? Notre histoire et nombre de pays européens d’aujourd’hui donnent tant d’exemples de traditions créatrices que nous nous sentons au contraire cohérents avec nous-mêmes. Et si le roi tarde à venir, rien ne nous empêche de faire notre métier de citoyens.

***

(1) cf. Lucien Sfez, La Communication, Que Sais-Je n » 2567.

(2) cf. Patrick Champagne, Faire l’opinion, éd. de Minuit.

(3) pour une analyse plus approfondie cf. par exemple mon article : « Etat, nation, pouvoir dans la philosophie de Claude Bruaire », in Cité n° 26.

Article publié dans le numéro 566 de « Royaliste » – 4 novembre 1991

Partagez

0 commentaires