En France, la relation entre le domaine du théologique et celui du politique était tenue pour une question d’histoire ancienne et à jamais révolue par la proclamation laïque. Les problèmes posés par la pratique hautement affirmée de la religion musulmane et par l’islamisme radical ont relancé le débat sur un mode passionnel. Le principe de laïcité a été réaffirmé avec force tandis que revenaient, en écho lointain des débats américains et russes, le thème d’un « retour du religieux » présenté de façon très confuse.

 Par ailleurs, dans les milieux intellectuels français, de vives confrontations ont lieu depuis plusieurs années sur l’œuvre du juriste allemand Carl Schmitt. Ces polémiques entre philosophes ont redonné au problème théologico-politique toute son actualité. Des théologiens français s’en sont saisis et la traduction récente de l’ouvrage qu’Erik Peterson (1) a consacré au monothéisme a permis d’aller à l’essentiel.

Dans ce travail de réflexion fondamentale, Bernard Bourdin, dominicain, professeur à l’université de Metz, joue un rôle charnière – comme préfacier d’Erik Peterson et comme co-animateur, avec Jean-Luc Blaquart, directeur de l’Institut de philosophie et de science des religions de l’Université catholique de Lille, d’un important colloque (2) sur la relation entre théologie et politique.

 

Pour saisir les controverses entre théologiens chrétiens sur le statut du politique, il est utile d’en revenir à l’origine, à la création du monde, afin de clarifier la question du gouvernement – celui de Dieu, celui des hommes.

Tel est l’objet de l’étude de Jacques Fantino, qui estime qu’ « une théologie chrétienne du politique reste pensable au sens d’un éclairage du politique à partir de l’horizon eschatologique », lui-même envisagé selon la doctrine de la création.

Dans sa conception judéo-chrétienne, la création ex nihilo contredit et ruine la belle idée grecque d’un monde ordonné et immuable qui serait en continuité avec le divin. Dieu précède le monde, le crée comme contingence : panthéisme et naturalisme s’en trouvent récusés. Mais le Créateur veut que les hommes participent à l’histoire du monde jusqu’à son terme – d’où l’alliance avec Israël, chargé de montrer aux autres peuples comment il est possible de vivre ensemble selon la justice. Ce qui pose d’emblée la question de l’organisation politique de la société. On sait que le peuple juif bénéficie des cinq premiers livres de la Bible – de la Torah qui est à la fois enseignement et charte. Mais la Loi constitutive du lien religieux et social ne dit pas comment il faut s’organiser. Si bien qu’Israël a connu plusieurs formes organisation : les tribus fédérées par un prophète choisi par Dieu ; la monarchie royale ; le gouvernement théocratique. La question de l’organisation politique demeurait cependant secondaire car Dieu était le véritable souverain d’Israël, créateur de toutes les nations agissant avec le peuple juif ou contre lui.

A la différence de Pharaon, la souveraineté de Dieu, extérieur au monde et bien-veillant sur lui – est à l’opposé de la contrainte absolue exercée par tyran. Quant à l’organisation des cités, l’œuvre humaine est elle-même dans la dynamique de la création, l’histoire s’accomplissant ainsi dans la transcendance et dans l’aléatoire. Ces aléas caractérisent toute action humaine, qui peut par ailleurs être contrecarrée par le jeu des puissances (le Serpent, Léviathan…) et de leurs complices parmi les humains.

La conception juive du politique n’est donc pas contradictoire avec la philosophie grecque qui enseigne que les cités sont faites par les hommes. La spécificité d’Israël tient au fait que cette société humaine est fondée sur la Torah révélée par Dieu et que son peuple est sous le gouvernement du Créateur. Ainsi, écrit Jacques Fantino, « l’affirmation de la création ne remet pas en cause le fait que les hommes se dotent d’institutions, mais elle montre quel est le fondement de celles-ci. Il ne s’agit pas d’un ordre de nature (la recherche du bien), mais d’un principe d’organisation révélé et donc soumis à une interprétation qui n’est pas le produit de l’intelligence humaine seule. La finalité de l’organisation sociale et politique en Israël est que le peuple vive avec les exigences révélées par Dieu. Il ne peut y avoir de société politiquement juste que si elle est fondée sur la Loi ». Surtout, cette finalité est ordonnée et orientée par le projet créateur : l’histoire des hommes n’est pas toute la vérité, qui est pour l’essentiel inscrite dans la création et l’eschatologie.

Israël est en devenir. Pour les chrétiens, l’avenir est déjà là : le Christ est venu pour annoncer le Règne de Dieu dans le futur proche et montre par ses miracles comment le monde se transforme et sera transformé dans l’humilité et l’amour du prochain. Les chrétiens sont en marche dans l’histoire, qu’ils accomplissent et qui s’accomplit selon la transcendance divine. Ils ne peuvent manquer de se poser la question du pouvoir comme construction humaine dans l’attente du Règne de Dieu.

Le Christ ne dit pas comment il faut organiser ce pouvoir ni qui doit le détenir mais il donne des indications décisives. Inscrit dans le plan de la Création, le pouvoir existe pour tous les hommes. Jacques Fantino souligne à juste titre que le pouvoir humain est confié par Dieu à tous les disciples de Jésus, y compris à ceux qui en sont exclus dans la société, c’est-à-dire aux petits et aux démunis ». Et de rappeler ce que dit Paul aux chrétiens de Corinthe : « Il n’y a parmi vous ni beaucoup de sages aux yeux des hommes, ni beaucoup de puissants, ni beaucoup de gens de bonne famille » (1 Co 1, 26).

Cette potestas fondée sur l’amour du prochain fait que l’auctoritas ne peut plus être pour les chrétiens une domination mais un service : celui qui assume la charge du pouvoir n’est que le serviteur de tous. Rarement soulignée par les philosophes du politique, cette humilité est au cœur du pouvoir et constitue « un facteur subversif permanent du pouvoir politique » non pour le détruire (car ce serait adhérer aux puissances de mort) mais pour coopérer avec le Créateur dans la perspective de la fin des temps.

La mise en perspective de Jacques Fantino permet d’examiner en toute clarté la relation entre le monothéisme et le politique telle qu’elle s’énonce dans le débat entre le théologien Erik Peterson et le juriste Carl Schmitt – tous deux catholiques allemands.

La thèse qu’Erik Peterson soutient en 1935 dans « Le monothéisme : un problème politique » est radicale, du moins à première lecture : le Dieu trinitaire et l’eschatologie chrétienne sont incompatibles avec la théologie politique formulée par des chrétiens à l’époque de l’empire romain.

Ainsi exprimé, le propos vise précisément Carl Schmitt qui a publié une « Théologie politique » à Munich en 1922, et dénonce plus largement la Reichstheologie.          

L’argumentation d’Erik Peterson a eu un grand retentissement avant la guerre. Bernard Bourdin rappelle à ce propos que Jacques Maritain, dans son « Humanisme intégral » publié un an après l’ouvrage de Peterson, fait référence à celui-ci lorsqu’il évoque les différences qui existent dans les approches française et allemande du théologico-politique : « Le sens français de l’expression théologie politique est que le politique, comme tout ce qui ressortit au domaine moral, est objet du théologien comme du philosophe, à cause du primat des valeurs morales et spirituelles engagées dans l’ordre politique lui-même, et parce que ces valeurs morales et spirituelles impliquent, dans l’état de nature déchue et rachetée, une référence à l’ordre surnaturel et à l’ordre de la révélation, objet propre du théologien […]. Le sens allemand au contraire de l’expression politische Theologie est que l’objet lui-même […] est sacré (heilig) ».

Ainsi Carl Schmitt, que Maritain évoque, invente ce concept de « théologie politique » pour exprimer une théorie qui conforte son traditionalisme religieux, très minoritaire chez les catholiques allemands généralement acquis au Zentrum d’inspiration démocrate chrétienne. Le juriste allemand soutient que la théorie moderne de l’Etat est fille de concepts chrétiens sécularisés. Il utilise donc ces concepts (puissance divine, autorité, décision des apôtres…)  pour disqualifier les pensées libérale et marxiste et pour élaborer sa conception « décisionniste » de l’Etat. En 1933, Carl Schmitt se rallie au national-socialisme et soutiendra le régime hitlérien jusqu’à l’effondrement final. Au contraire, Erik Peterson, protestant converti au catholicisme, prend publiquement position contre le nazisme lorsque, le 27 septembre 1933, l’Eglise évangélique déclare soutenir le Troisième Reich selon un nationalisme religieux qui est radicalement contraire à l’universalité chrétienne.

Bien entendu, il faut prendre garde de ne pas réduire à l’affrontement entre Schmitt et Peterson le débat religieux dans l’Allemagne entre les deux guerres : dans l’ouvrage collectif précité, Paul Colonge montre la complexité de la crise du protestantisme sous la République de Weimar – qui contraste avec la bonne santé du catholicisme jusqu’en 1932. Il faut ici se contenter de souligner ce qui importe dans la controverse sur la « théologie politique » allemande : écrit au moment où s’établit en Allemagne un régime totalitaire, l’Etat païen romain qui annonce le néo-paganisme de la croix gammée et du Guide divinisé est d’une tragique actualité. Ce qui a pu conduire Erik Peterson à durcir le trait.

Ces précautions contextuelles étant prises, on peut en revenir à l’essentiel de la thèse d’Erik Peterson : le dogme de la Trinité exclut en son principe la monarchie divine et humaine ; l’eschatologie hors de  la foi est vouée à se perdre dans la mondanité. Selon lui, il faut récuser le concept de « monarchia » tel qu’il a été reçu par les Pères de l’Eglise et mis au service de la théologie impériale romaine développée par Eusèbe de Césarée. Pourquoi ?

« Si le Dieu trinitaire est radicalement incompatible avec la monarchie divine, c’est parce que la transcendance tri-unitaire du premier est sans partage et ne saurait tolérer de concurrence dans son adoration ». L’abolition de l’Un païen (divinisation d’un seul homme sous le regard des dieux) et de la royauté religieuse (dans le judaïsme) renforce l’amour de Dieu. Erik Peterson va au rebours de l’enseignement d’Aristote citant l’Iliade : « Mais les êtres ne veulent pas être mal gouvernés : la pluralité de souverains n’est pas bonne, qu’il n’y ait qu’un seul souverain ». Pour le philosophe grec, c’est ainsi que l’unité politique vient illustrer l’unité métaphysique. Plus tard, Philon d’Alexandrie développe l’idée selon laquelle Dieu procède à une mise en ordre politique du monde à partir du chaos : son intention n’est pas de sacraliser le pouvoir politique mais de promouvoir le prosélytisme juif alors que certains chrétiens, comme Tertullien, développent une théologie monarchianiste qui intègre la théorie juridique romaine du double principat – sans parvenir à articuler la Trinité et le concept de « monarchie divine ».

C’est à la suite de la réflexion de Denis de Rome – entre autres – et de la controverse entre Celse et Origène qu’Eusèbe de Césarée affirme une théologie politique de la convergence providentielle entre l’Eglise et l’Empire. C’est à ce moment qu’éclate la crise arienne marquée par le ralliement d’empereurs romains à cette hérésie. Erik Peterson y voit l’échec de la théorie de la monarchie divine, effectivement incompatible avec le dogme de la Trinité : pour lui, la théologie d’Eusèbe est entachée d’arianisme et d’un providentialisme très contestable. Le lien entre le christianisme et l’Empire romain s’en trouve irrémédiablement détruit dès le commencement de l’ère chrétienne : seul le Dieu trinitaire règne et gouverne et tout pouvoir politique s’en trouve radicalement ébranlé.

La thèse de Peterson est-elle pleinement recevable ? La réponse est nuancée. L’auteur du « Monothéisme… » a raison de récuser toute théologie venant justifier sans aucune réserve un ordre politique. Mais cette vérité de la théologie chrétienne se déploie sur une base historique trop fragile – celle des premiers commencements du christianisme. Or Bernard Bourdin souligne dans sa préface à Peterson que « le christianisme n’a eu de cesse de justifier théologiquement des ordres politiques (les monarchies chrétiennes), tout en les soumettant à sa critique au nom même de la transcendance de Dieu ». Cette faille est exploitée par Carl Schmidt dans sa tardive réponse à Peterson :  c’est seulement en 1969 que le juriste allemand publie, dans « Théologie politique II », sa « contre-attaque » qui porte sur le caractère par trop limité des références historiques et sur une condamnation d’Eusèbe de Césarée qui est pourtant orthodoxe quant au dogme de la Trinité et qui n’a jamais confondu le Christ et l’Empereur – ce qui eût été hérétique. Et Schmitt de souligner que la faible démonstration théologique de Peterson fut simplement une « polémique bien ajustée » contre le « mythe » du césaro-papisme : c’est cette charge qui lui permit de rallier tous les adversaires du totalitarisme. Mais le juriste tombe lui aussi sous le reproche de politisation dans la mesure où il a récupéré des concepts chrétiens pour élaborer sa doctrine de « l’Etat total » et soutenir le national-socialisme. Sur le fond, Jean-Claude Monod montre dans sa communication au colloque précité que Carl Schmitt est nostalgique de l’unité du pouvoir politique et de la religion civile archaïque : son «idée de théologie politique n’implique-t-elle pas de faire retour à une unité que le christianisme a précisément brisée, l’unité de l’auctoritas et de la potestas, de la puissance spirituelle et de la puissance politique, donc de rejeter le christianisme au profit de la « religion civile », qui permettait la divinisation romaine du politique ? ».  Jean-Claude Monod indique deux raisons de soutenir Peterson contre Schmitt :

« D’une part, Schmitt a repris la thématique paulinienne du nomos empsuchos, ou lex animata , mais l’a détournée vers le Führer en en faisant la « loi incarnée », seule source de tout droit. Pour ce faire, Schmitt puisait dans la pensée grecque archaïque, le Nomos Basileus de Pindare, interprétée comme l’idée, non d’une loi souveraine, mais d’un souverain qui serait lui-même la Loi ».

D’autre part, comme l’a bien vu Peterson, Schmitt écrit en 1938 que Hobbes a surtout « combattu la dissociation (Aufspaltung) typiquement judéo-chrétienne de l’unité politique originelle » et qu’il a défendu « l’unité naturelle de la puissance spirituelle et mondaine » contre la potestas indirecta de l’Eglise. « Dans cette perspective, écrit Jean-Claude Monod, le sens de l’unité reconquise entre politique et religion sous l’égide de l’Etat-Léviathan serait une réaction à la coupure radicale introduite par le judéo-christianisme entre le politique et le théologique. D’où émane cette critique, sinon de la volonté d’un retour à l’unité « naturelle » et « originelle » de la religion et de la politique ? ».

Avec Bernard Bourdin, il faut enfin relever que « Peterson n’a jamais contesté la légitimité de l’engagement des chrétiens en politique ». S’il est vrai que le dogme trinitaire ne peut justifier aucune politique chrétienne, le christianisme donne tous les éléments qui permettent d’opposer une résistance spirituelle à toute puissance politique qui agirait selon des principes, des méthodes et des objectifs opposés à l’universel chrétien.

***

(1)   Erik Peterson, Le monothéisme : un problème politique, Bayard, 2007. Traduit de l’allemand par Anne-Sophie Astrup, Préface de Bernard Bourdin, 217 pages. 25 €.

(2)  Sous la direction de Jean-Luc Blaquart et Bernard Bourdin, Théologie et politique : une relation ambivalente, Origine et actualisation d’un problème, L’Harmattan, 2009, 196 pages. 19 €. Sauf indication contraire, toutes les citations sont tirées des interventions publiées dans cet ouvrage.

 

 

Article publié sous pseudonyme – 2011

 

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