Tintin toujours vivant

Jan 17, 2011 | Entretien

 

Albert Algoud fut professeur de français avant de réjouir par ses sketches les abonnés de Canal Plus et les auditeurs de plusieurs radios. C’est l’éminent tintinophile que nous recevons à nouveau. Auteur de six ouvrages sur Tintin et ses amis, mais à jamais maudit par la tintinocratie, Albert n’est pas tintinolâtre. Il évoque ici avec lucidité la question du racisme et de l’antisémitisme dans l’œuvre d’Hergé tout en donnant d’étranges aperçus sur la véritable nature de la Castafiore et sur le passé sulfureux de Nestor.

Royaliste : Vous êtes tintinophile et pourtant vous êtes considéré comme personna non grata par la tintinoproduction officielle…

Pourquoi ce paradoxe ? Albert Algoud : Ce Petit Dictionnaire énervé de Tintin (1) permet d’aborder les grands thèmes d’actualité grâce à Tintin ou dont Tintin pourrait être le prétexte. Mais je veux tout d’abord signaler une entrée qui m’intéresse tout particulièrement. Page 161, vous trouvez le nom propre « Rodwell » avec cette seule indication : « voir Nick ». Si vous cherchez, page 130, le mot « Nick », vous trouvez à nouveau une seule indication : « voir Rodwell ».

Nick Rodwell, qui a épousé Fanny, la veuve d’Hergé, s’est conduit de manière infâme à mon égard comme je le raconte dans l’introduction de ce dictionnaire. J’aurais pu l’attaquer en diffamation mais je me suis contenté d’évoquer le personnage dans ma préface et cela m’amuse de l’imaginer cherchant à son nom puis à son prénom les éléments qui lui permettraient de charger son armée d’avocats de me traîner en justice. Depuis la publication dans Le Monde d’un article intitulé « Les mutinés de Moulinsart » je suis victime avec plusieurs autres tintinophiles d’une sorte de malédiction de Toutankhamon : nous sommes à jamais inscrits sur une liste noire de proscrits éternels pour avoir incité les ayants droit, en 1997 au cours d’une conférence de presse, à ne pas se montrer trop pointilleux sur l’utilisation des images de Tintin.

Royaliste : Cela explique que votre dictionnaire ne contient aucun dessin…

Albert Algoud : Les droits de reproduction sont très onéreux et les avocats de Nick Rodwell sont redoutables. Il n’est donc pas possible de publier le moindre dessin. Bien entendu, vous trouvez dans ce dictionnaire toutes les informations nécessaires sur les ayants droit et sur le marchandising.

Royaliste : Vous revenez sur la question de l’antisémitisme…

Albert Algoud : Benoît Peeters m’a fait réécrire toute l’entrée sur l’antisémitisme. Quand Hergé écrit L’Étoile mystérieuse, ce n’est plus un jeune homme et son antisémitisme, que j’ai longtemps nié, est avéré : deux cases publiées par Le Soir mais ensuite supprimées de l’album qui paraît en 1942 sont accablantes. On sait qu’Hergé est resté fidèle à ses amis inciviques et qu’il leur a apporté une aide financière conséquente. Mais à la fin de la guerre les révélations sur les camps d’extermination l’ont certainement marqué et l’évidence de cette épouvante l’a longuement travaillé.

La publication en 1958 dans le magazine et en 1959 comme album des Bijoux de la Castafiore coïncide avec une crise personnelle très profonde : Hergé se sépare de sa première femme, Germaine, qui était très marquée à droite et qui avait subi l’influence de l’abbé Wallez – ce maurrassien, rexiste, qui avait un portrait dédicacé de Mussolini sur son bureau et qui avait exercé une grande influence sur Hergé. Or vous savez que dans Les Bijoux, des gitans, parqués dans une décharge municipale par la gendarmerie, sont accusés d’être des voleurs et des parasites par Nestor qui est le salopard total. C’est le mec qui écoute aux portes et qui regarde par le trou de la serrure…

Royaliste : Tout de même, on voit Nestor plongé dans la lecture de Blaise Pascal !

Albert Algoud : C’était pour se donner bonne conscience ! Dans mon dictionnaire, j’écris : « il y a tout lieu de penser qu’en août 1941, il a fait partie des premiers volontaires belges francophones engagés dans la Légion Wallonie… ». N’oubliez pas que Nestor était au service des frères Loiseau, qui sont des antiquaires véreux : c’est chez eux qu’on le rencontre dans Le Trésor de Rackham le Rouge.

J’en reviens aux Bijoux de la Castafiore. C’est l’histoire d’une prise de conscience et cette prise de conscience n’est pas raisonnée. C’est en se promenant dans le parc que Tintin entend la musique tsigane. Il est bouleversé par cette musique et il se rend compte que les Roms sont des boucs émissaires – et plus on les dénigre, plus il est tourmenté.

Ce qui nous amène à l’actualité. L’été dernier, lors de la campagne du gouvernement contre les Roms, j’ai trouvé une feuille intitulée « Tous les chemins mènent aux Roms », qui reproduit les vignettes sur les Roms des Bijoux de la Castafiore.

Royaliste : Et le racisme, dans Tintin au Congo ?

Albert Algoud : Il est vrai que Tintin au Congo est un ouvrage raciste, inspiré par l’abbé Wallez. C’est une affaire qui a ressurgi et qui a été portée devant les tribunaux. Il faudrait insérer dans cet album un texte d’explication sur les préjugés racistes qui étaient largement partagés dans l’entre-deux-guerres. Notez que, dans cet album, il y a un véritable massacre d’espèces animales protégées – ce qui pourrait susciter la colère des écologistes. Remarquez aussi que certains albums de Spirou et Fantasio sont tout aussi lourds de préjugés racistes et Les aventures de Buck Danny cultivent le mépris des Jaunes sans qu’on s’en offusque. N’oublions pas qu’on trouve dans Tintin en Amérique une nette dénonciation du racisme.

Hergé focalise les attaques parce que c’est une œuvre majeure qui, comme souvent, échappe à son auteur. Je pense à Clint Eastwood qui est un conservateur mais qui fait des films progressistes. Il est vrai qu’Hergé était entouré de gens d’extrême droite brillants et cultivés : indéniablement, il a subi leur influence. Mais il a toujours voulu se dégager des totalitarismes. La Bordurie, dans Le Sceptre d’Ottokar, est un pays de l’Axe. Dans L’affaire Tournesol, qui se déroule après la guerre, c’est un pays stalinien de l’Est.

Royaliste : Comment expliquez-vous l’absence de filles auprès de Tintin ?

Albert Algoud : Cela tient en partie au fait qu’il y avait naguère des BD pour les filles et d’autres pour les garçons. Puis on s’est aperçu que les albums de Tintin étaient lus par les deux. C’est dans la presse catholique qu’on crée des BD avec des adolescents et des adolescentes – par exemple Fripounet et Marisette qui sont cousins.

Sur le fond je partage sur un point la thèse de Jean-Marie Apostolidès : Tintin, c’est le mythe du sur-enfant, il n’est ni garçon ni fille, il ne se pose pas les problèmes de la sexualité. Tintin n’est pas moralisant, il est moral ce qui est autre chose. La BD communiste d’après-guerre est moralisante comme les mauvaises BD catholiques – mais quand on les relit aujourd’hui, elles sont terriblement datées. Les albums de Tintin ne sont pas manichéens : les méchants sont séduisants, les gentils peuvent être tentés et succomber à la tentation. C’est le cas de Milou, qui boit parfois du whisky ; Haddock est tourmenté par son alcoolisme ; Tournesol est contradictoire et coléreux. Le colonel Sponsz a des côtés attachants. Rastapopoulos, qui apparaît déguisé en Méphisto dans Coke en stock est un grand séducteur comme le diable lui-même – aujourd’hui il nous fait penser à Berlusconi.

Royaliste : Les enfants ne sont pas des anges…

Albert Algoud : C’est vrai ! Il y a des sales gosses autour de Tintin : Abdallah est marrant parce qu’il est farceur mais au fond c’est un petit salopard comme nous l’avons tous été. Il y a la Castafiore, qui semble être une femme mais qui n’en est pas une puisque c’est le dernier castrat de l’histoire de la musique (2). Il y a ce pauvre Wolff, dans Objectif Lune, qui trahit par gentillesse… Il y a somme toute une comédie humaine qui fait la durée et la force d’une œuvre toujours sujette à interprétations et à polémiques. Il y a des interprétations psychanalytiques, historiques, religieuses – et même ésotériques.

Et puis il y a les Carnets de Syldavie (3) de Jacques Hiron dont vous avez parlé et qui m’enchantent car j’ai toujours cherché dans l’œuvre d’Hergé le passage du possible au probable : en partant des albums de Tintin, l’auteur évoque l’histoire de la Syldavie, les mésaventures de la dynastie, donne la recette du Szlaszeck aux champignons… Bien sûr, il n’y a pas une seule image de Tintin dans ce livre à cause de la rapacité des ayants droit mais l’œuvre d’Hergé leur échappe tout de même car elle poursuit sa vie dans l’imaginaire collectif.

Royaliste : Comment Tintin poursuit-il sa vie à l’étranger ?

Albert Algoud : La dernière traduction de Tintin est en slovène. Avant la chute du Mur, Tintin n’était pas traduit dans les pays de l’Est, sauf en Yougoslavie où il y avait une traduction en serbo-croate. Dans les années quatre-vingt-dix, un nouveau monde s’est ouvert à Tintin. On parle beaucoup du film de Spielberg et sa diffusion permettra peut-être de populariser Tintin aux États-Unis, où il est presque inconnu. Les Américains ont leur propre mythologie avec les comics, comme nous avons la nôtre avec Spirou, Black et Mortimer, Tintin… Hergé est presque le seul dans la bande dessinée à avoir créé des types : la Castafiore, Séraphin Lampion, l’emmerdeur qui porte bretelles et ceinture, le capitaine Haddock… Ces personnages sont très connus en Espagne, moins en Italie, peu au Japon et en Angleterre.

Royaliste : Tintin au cinéma, jusqu’à présent, ce n’est pas une réussite !

Albert Algoud : Le problème qui s’est posé avec la mise en image de Tintin, c’est que le dessin animé trahissait le mouvement interne aux albums. Lorsqu’on lit un album on crée un mouvement en passant d’une case à l’autre et ce mouvement est propre à la bande dessinée. Bizarrement, le dessin animé perdait ce mouvement : il y avait une déperdition de mouvement. Dans les films de Tintin, il y avait une autre déperdition : la BD est caricaturale et réaliste alors que le cinéma ne gardait que le réalisme : nous perdions l’effet magique qui se produit lorsque nous regardons la tronche du capitaine Haddock. Avec son film, Sven Spielberg va peut-être réussir la synthèse des deux.

***

Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 983 de « Royaliste » – 17 janvier 2011.

(1) Albert Algoud, Petit dictionnaire énervé de Tintin, Les Éditions de l’Opportun, 2010.

(2) Albert Algoud, La Castafiore, biographie non autorisée, Chiflet & Cie, 2006.

(3) Jacques Hiron, Carnets de Syldavie, Mosquito, 2009,

 

 

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