Philosophe et historien des idées politiques et constitutionnelles, Lucien Jaume est directeur de recherche au CNRS et membre du centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF). Auteur d’ouvrages qui font référence (Hobbes et l’État représentatif moderne, PUF, 1986 ; Le Discours jacobin et la démocratie, Fayard, 1989), notre invité se consacre à l’étude de la philosophie politique du libéralisme et a récemment publié une biographie intellectuelle de Tocqueville (Fayard, 2008). C’est une pensée profonde et paradoxale que Lucien Jaume nous présente : elle est indispensable pour comprendre l’histoire des idées démocratiques dans notre pays.
Royaliste : Comment définiriez-vous Tocqueville ?
Lucien Jaume : Comme Hermès psychopompe – celui qui entraîne les âmes vers l’autre monde. Mais Tocqueville est un Hermès qui accomplit cette mission pour les royalistes – les légitimistes, son milieu d’origine, et pour les Français en général.
Il y a donc une stratégie dans sa Démocratie en Amérique qui est, aussi, un livre sur la France.
Royaliste : C’est une provocation ?
Lucien Jaume : Non ! Tocqueville l’écrit lui-même à son ami Louis de Kergorlay : « il n’est pas une seule page de mon livre où je n’aie pensé à la France ». Il y a dans La Démocratie en Amérique une comparaison implicite entre les États-Unis et la France – à charge pour le lecteur de faire cette comparaison entre ce que l’auteur dit des États-Unis et ce qu’il en est de l’Europe et de la France.
Le sens du livre est donc à interpréter – d’abord par le contexte et par ce que les lecteurs de l’époque pouvaient discerner. Selon le conseil de Lucien Febvre, il faut se garder de raisonner avec nos catégories lorsque nous travaillons sur des époques passées.
Étudiant la pensée d’un auteur très connu, j’ai aussi tenté de retrouver le Tocqueville secret, qui nous permet de comprendre la genèse de son ouvrage. C’est tout le passé de la France qui travaille La Démocratie… comme il travaillera plus tard L’Ancien Régime et la Révolution. On y retrouve les traditions familiales et ses grands personnages. Le totem de la famille, c’est Malesherbes, défenseur du roi vis-à-vis du peuple et du peuple vis-à-vis du roi, comme dit Tocqueville. Quant à ses parents, ils sont emprisonnés sous la Terreur et c’est la chute de Robespierre qui les sauve de la guillotine. Sa tradition familiale, c’est à la fois la noblesse de robe (Lamoignon, Malesherbes) et la noblesse d’épée par son père, avec notamment un ancêtre qui a combattu à Hastings.
Royaliste : Et les influences intellectuelles ?
Lucien Jaume : Dans La Démocratie… on trouve les principaux courants intellectuels de sa jeunesse – l’époque de la Restauration. Le premier Lamennais, l’ultraroyaliste et l’ultramontain, l’auteur de L’Essai sur l’indifférence en matière de religion (1817) est très important pour Tocqueville. Bonald aussi.
La politique française, les traditions familiales et les lectures de jeunesse de Tocqueville sont filtrées selon le projet intime de l’auteur qui, à mon avis, s’énonce en ces termes : qu’en est-il du problème de l’autorité dans la démocratie, c’est-à-dire dans la société moderne qui existe en Amérique et dans laquelle la France, tôt ou tard, entrera pleinement. Mais c’est avant tout un moraliste.
Royaliste : En quel sens ?
Lucien Jaume : Il est moraliste au sens du XVIIe siècle : il étudie les mœurs de la société, éventuellement avec un esprit critique mais sans faire la morale. Il aide la société à se connaître, du point de vue des valeurs qu’elle respecte ou feint de respecter. Je montre que toute la théorie augustinienne et janséniste de l’amour-propre nourrit profondément l’analyse de la société des jouissances matérielles – de la société marchande et capitaliste.
Royaliste : Quelles sont les raisons du voyage aux États-Unis ?
Lucien Jaume : Lorsque tout s’effondre pour lui, en 1830, Tocqueville se pose de grandes questions : « Qui suis je ? », « Qui sommes-nous ? » (nous, famille aristocratique) du fait de la chute des Bourbons, de la Révolution de 1830 et de l’arrivée au pouvoir de la bourgeoisie.
La réponse est qu’il faut fuir la France pour se retrouver, sous le prétexte d’une enquête pénitentiaire qu’il mène effectivement. Lorsque Tocqueville arrive aux États-Unis, il écrit que ce qui l’intéresse, c’est le problème métaphysique de l’homme. Cet enfant des deux noblesses de robe et d’épée est pour le moins en décrochage, en conflit intérieur par rapport aux valeurs aristocratiques de son milieu : l’honneur, la hiérarchie, l’indépendance de l’esprit, la fidélité. Mais Tocqueville refuse l’absolutisme.
Tocqueville est un monarchiste qui pense qu’aucun des rois n’a aimé le peuple. Plus tard, dans L’Ancien Régime et la Révolution, il écrira que seul Louis XVI a aimé le peuple – tragique exception. Surtout, Tocqueville, très proche de Chateaubriand, pense comme son parent que leur époque marque la fin de l’aristocratie et le début de la démocratie. Il est très conscient du déclin des autorités traditionnelles – qu’il s’agisse des autorités locales (le seigneur, le curé, l’échevin), des autorités nationales (rois et princes), des autorités symboliques (les ecclésiastiques, les grands écrivains).
Royaliste : Quelle est la définition tocquevillienne de la démocratie ?
Lucien Jaume : Il y a chez lui deux registres : la démocratie est un régime politique (le parlementarisme, le suffrage universel…) ; la démocratie est un état social, c’est-à-dire un ensemble de mœurs, de croyances – l’opinion publique. C’est aussi un ensemble de relations interindividuelles : des citoyens libres et égaux éprouvent constamment leur liberté et leur concurrence dans leurs relations. Cet état social, ce sont aussi des règles et des normes spontanément produites, auxquelles s’assujettissent les individus qui les fabriquent sans s’en apercevoir – et ceci jusqu’au conformisme social.
Tocqueville anticipe Durkheim définissant le fait social comme quelque chose d’extérieur à l’individu, qui s’impose à lui, qui le contraint – alors que pourtant le fait social est fabriqué par ces mêmes individus. Par exemple, nous transformons sans arrêt la langue française mais cette langue me contraint à parler comme je parle.
Royaliste : Sa pensée sur l’égalité est mieux connue…
Lucien Jaume : Il faut relire l’introduction à son livre : une force providentielle pousse les hommes vers toujours plus d’égalité. L’égalité est le moteur de l’Histoire : égalité devant la loi, égalité des conditions, égalité matérielle. Il affirme que ce mouvement ne s’arrêtera pas devant la propriété privée – lui qui déteste le socialisme et qui le combattra en juin 1848.
Tocqueville observe que la société américaine est beaucoup plus libre qu’en Europe, car la société s’est fondée par le bas – par les communautés qui se sont données leurs lois. Il admire les municipalités de la Nouvelle-Angleterre, sans représentation permanente, où le corps des citoyens tranche sur les grandes questions et nomme des administrateurs provisoires pour exécuter ses décisions. L’Amérique pour lui, c’est la souveraineté du peuple par le bas alors qu’en France cette souveraineté a toujours été captée par l’État. C’est là une thèse légitimiste : celle des libertés municipales, pour la démocratie de proximité.
Bien entendu, le fédéralisme permet de maintenir un certain nombre de relations dans l’ordre de la généralité : c’est ce qu’il appelle la décentralisation américaine alors que le terme n’existe pas aux Etats-Unis ! Pris au pied de la lettre, ses chapitres sur la décentralisation n’ont aucun sens. Les Américains n’ont rien décentralisé : ils ont construit un système fédéral avec la Constitution, la présidence, le congrès… C’est en France que la question de la décentralisation se pose et les Français l’ont pendant longtemps refusée par crainte de l’éclatement de la nation : sous la Révolution, on peut être guillotiné pour fédéralisme mais je n’ai jamais trouvé un seul fédéraliste !
Quant à la décentralisation américaine, Tocqueville donne évidemment un cours de droit public aux Français. Mais il greffe sur celui-ci la réflexion du moraliste et du sociologue car dans la municipalité américaine (pas celle du Sud esclavagiste, ni celle de l’Ouest !) les gens se voient et se parlent – mais aussi se contrôlent en permanence. C’est là une source d’oppression qu’il ne cache pas : le dimanche, les puritains ferment les cafés. L’admiration de Tocqueville est nuancée : jamais il n’a rêvé d’américaniser la France contrairement à ce qui a été dit. Il a voulu comparer un modèle étranger à la réalité française.
Somme toute, les nouvelles formes d’autorité peuvent conduire la société aussi bien vers la liberté que vers le despotisme – celui de Louis-Napoléon Bonaparte qu’il a vu s’instaurer. Le despotisme se nourrit des vices même que la démocratie (comme état social) entretient : dépolitisation par individualisme égoïste, recherche des jouissances matérielles. Le despotisme vient du désintérêt des citoyens pour la politique : la recherche du confort individuel est l’une des faiblesses de la démocratie.
Royaliste : Mais l’opinion publique ?
Lucien Jaume : L’opinion publique est l’une des grandes contradictions de l’homme démocratique. Celui-ci est très fier de son opinion mais, dans la société égalitaire, son opinion ne vaut pas plus que celle des autres. L’égalité le rend indépendant de ses semblables, mais elle le livre isolé et sans défense à l’action du plus grand nombre : comment puis-je avoir raison contre des millions de citoyens qui sont mes égaux ? Il y a une pression immense de la puissance de tous sur l’esprit de chacun. C’est à croire que Tocqueville regardait la télévision !
Tocqueville estime que la révérence envers l’opinion publique est une religion. Contrairement à la thèse de Marcel Gauchet – la démocratie est une sortie de la religion – la démocratie est pour lui une entrée en religion ! La société se célèbre elle-même dans le culte de son propre spectacle : nous sommes la majorité et nous en sommes fiers. C’est une thèse qui va très loin : Tocqueville considère qu’il n’y a pas de démocratie sans religion collective. La religion – surtout la religion chrétienne selon Tocqueville – est nécessaire pour limiter l’appétit des hommes en démocratie.
Là encore on retrouve Durkheim, qui a lu Tocqueville : pour Durkheim, la religion est la façon dont la société se célèbre elle-même parce que dans la religion les hommes se sentent unis. En même temps, dans la religion, une autorité se forme : elle peut être instituée mais elle n’a pas besoin d’une église. Ai-je besoin de vous dire que Tocqueville et Durkheim soulèvent là une très grande question ?
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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 930 de « Royaliste » – 2 juillet 2008.
Lucien Jaume, Tocqueville, Fayard, 2008.
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