Turquie : une montée en puissance

Mai 26, 2013 | Chemins et distances

La guerre civile en Syrie, le désordre irakien et la crise de la zone euro placent la Turquie dans une situation incertaine ou dangereuse que le gouvernement veut maîtriser par le dynamisme de l’économie et de sa diplomatie. Pour faire le point, un excellent numéro d’Hérodote (1).

Ce qui est immédiatement visible en Turquie : la montée en puissance d’une économie qui occupe le 17ème rang mondial. En dix ans, le PIB a augmenté de 25{9ef37f79404ed75b38bb3fa19d867f5810a6e7939b0d429d6d385a097373e163} et l’activité se développe fortement en Anatolie, surtout dans les provinces d’Ankara, de Konya et de Kayseri. La diversification géographique s’accompagne d’une diversification technologique avec une forte progression des productions de haute technologie. Le commerce extérieur est très dynamique : les exportations ont été multipliées par quatre en dix ans, en nette réduction vers l’Union européenne (57{9ef37f79404ed75b38bb3fa19d867f5810a6e7939b0d429d6d385a097373e163} en 2002, 38{9ef37f79404ed75b38bb3fa19d867f5810a6e7939b0d429d6d385a097373e163} en 2012) et avec une forte augmentation vers le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord. Ce basculement est en phase avec la politique extérieure de la Turquie comme le montre Seyfettin Gürsel.

La société turque est elle aussi en évolution. La bonne santé démographique s’accompagne d’un développement important de l’éducation et de transformations dans la structure sociale. Une classe moyenne est apparue et la nouvelle bourgeoise engrange de confortables profits mais, à l’encontre des vieux schémas, on constate que les jeunes gens cultivés de la nouvelle classe moyenne soutiennent l’AKP et qu’une fraction importante de la nouvelle bourgeoisie industrieuse professe un conservatisme religieux qui correspond aux vues de ceux qu’on appelle à Paris les « islamistes modérés ». Mais il existe aussi une classe moyenne et une bourgeoisie acquises aux valeurs séculières, qui s’affirment dans un champ culturel qui leur est propre. « Ainsi, écrit Nora Seni, se déploient dans la Turquie contemporaine deux univers distincts avec leurs valeurs, leur imaginaire, leurs représentations. […] Bien qu’étrangers l’un à l’autre, ces deux univers interagissent, sont poreux, perméables. Se diffusent de l’un vers l’autre tout à la fois systèmes de pensée, modes, normes esthétiques et comportements »… sans qu’on sache encore si les convergences l’emporteront sur la polarisation que souhaite pour sa part l’AKP – qui a durci sa ligne politique.

Les relations internationales de la Turquie sont dans la logique d’une puissance qui s’affirme et qui veut accroître son influence – en référence à une histoire ottomane qu’il ne s’agit certainement pas de reproduire puisque cela impliquerait l’impossible reconquête militaire des territoires perdus. Il y a d’ailleurs du conservatisme dans cette politique : ancien rempart occidental face à l’Union soviétique, la Turquie reste délibérément dans l’Otan et elle a accepté en 2012 que des missiles Patriot soient déployés sur son territoire.

Cela ne signifie pas que la Turquie soit inféodée à Washington : on se souvient que son Parlement avait refusé le transit des troupes américaines vers l’Irak. Surtout, la Turquie, qui s’est éloignée d’Israël comme on l’a vu en 2009 lors de l’affaire de la « flottille pour Gaza », mène une diplomatie très active au Moyen-Orient : présente en Irak et fort intéressée par les ressources pétrolières de ce pays, elle a tenté de pousser ses pions en Egypte et en Tunisie lors des révolutions arabes mais se trouve impliquée dans la guerre civile en Syrie. Alors qu’on pouvait craindre il y a quelques années une intervention militaire turque dans la région autonome du Kurdistan irakien, Ankara s’est rapproché d’Erbil qui est en conflit avec Bagdad sur la question de l’exploitation des ressources pétrolières : les Kurdes d’Irak veulent exporter le pétrole et le gaz vers la Turquie, qui s’en trouve bien… mais qui est du coup engagée dans une confrontation internationale – les Etats-Unis sont partie prenante – qui peut mal tourner comme l’explique Seda Kirdar. Il faut à cet égard souligner un fait positif, survenu après la publication du numéro d’Hérodote : le 8 mai, dans le cadre du processus de paix, les combattants du PPK ont amorcé leur retrait du territoire turc en direction de leurs bases dans le Nord de l’Irak.

La question chypriote est longuement exposée par Pierre Blanc qui rappelle que le gouvernement AKP avait accepté le plan de réunification de l’île avant son entrée dans l’Union européenne en 2004. Soumis à référendum dans les deux parties de l’île, ce plan fut accepté par les Chypriotes turcs mais rejeté par les Chypriotes grecs…

L’Union européenne reste le principal partenaire de la Turquie qui a déposé sa demande d’adhésion à la CEE en 1963 et qui a subi les lenteurs bureaucratiques de Bruxelles, les retards voulus par ceux qui estiment que la Turquie n’est pas ni ne saurait être en Europe. Pour de basses raisons électorales, Nicolas Sarkozy a manifesté son hostilité à la Turquie. Traditionnellement francophone, les Turcs se sont sentis rejetés et leur gouvernement a constaté avec dépit que ses efforts en vue de l’adhésion à l’Union européenne étaient méprisés. Le délitement de l’Union et la crise terminale de la zone euro incitent la Turquie à s’affirmer au Moyen-Orient, comme on l’a vu, mais aussi en Asie centrale et dans les Balkans tout en développant à l’intérieur et à l’extérieur un projet industriel ambitieux.

La France est absente de ce vaste tour d’horizon – hormis les évocations de l’hostilité sarkozienne qui ont fait perdre beaucoup de temps à la France et à l’Europe, dont la Turquie fait historiquement partie.

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(1)    Géopolitique de la Turquie, revue Hérodote, n°148, 1er trimestre 2013.

 

Article publié dans le numéro 1036 de « Royaliste » – 2013

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