Ukraine : Evolution sémantique, révolution diplomatique ! – par Jean Daspry

Déc 10, 2024 | Billet invité

 

 

« Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde », écrit Albert Camus en 1944. La formule est toujours d’actualité. La guerre lancée par la Russie contre l’Ukraine le 20 février 2022 révèle un Volodymyr Zelensky président solide dans l’adversité, sachant galvaniser son peuple et ses troupes, maîtrisant parfaitement la communication. Rien à voir avec l’image d’antan de l’acteur comique. Les mots sont forts. Le ton est martial. L’objectif militaire est clair : reconquérir les territoires perdus en infligeant une sérieuse défaite à l’agresseur russe grâce à un appui sans faille de ses alliés. L’objectif diplomatique l’est tout autant : intégrer à terme l’Union européenne et l’Alliance atlantique pour assurer la sécurité et la prospérité de son pays. Mais les meilleures choses ont une fin. Après la certitude de la victoire des deux premières années, le président ukrainien est contraint de changer de registre sous la pression des évènements. Au discours péremptoire des débuts fait place un message plus accommodant pour préparer les esprits à l’étrange défaite.

UN DISCOURS DE MOINS EN MOINS PÉREMPTOIRE : LA VICTOIRE EN CHANTANT

Entre le début et la fin de l’année 2024, la partition du président ukrainien change progressivement de registre. Au lyrisme initial fait place un réalisme de bon aloi. Alors qu’il promet de « ravager » les forces russes lors de son message du 1er de l’an, Volodymyr Zelensky se dit prêt, le 29 novembre 2024, à accepter des garanties de protection de l’Otan limitées dans un premier temps aux territoires contrôlés par Kiev afin de « mettre fin à la phase chaude de la guerre » menée par la Russie. Il réclame des armes avant toute négociation. C’est ce qu’on appelle avaler son chapeau. Revenons sur les principales étapes de ce revirement consécutif à la poussée russe ! Rappelons au passage que cette période est mise à profit par le président pour mettre à l’écart les plus hauts dignitaires de l’Armée ayant eu l’outrecuidance de lui souffler à l’oreille que la poursuite de la guerre n’était pas une option viable en raison du rapport de forces sur le terrain ! Peut-être ont-ils eu tort d’avoir raison trop tôt ? Le 24 février, le président persiste et signe : « Nous vaincrons ». Le 29 mars, il change de registre : « La guerre peut atteindre l’Europe et les États-Unis ». Le 18 mai, il poursuit sur sa lancée : « L’Occident a peur que la Russie perde et il ne veut pas que l’Ukraine la perde ». Le 2 août, face à la poussée russe, le président n’exclut plus des concessions territoriales. Le 13 août, il promet de mettre fin à sa percée en Russie si Moscou acceptait « une paix juste ». Le 24 aout, il reprend un ton guerrier en déclarant que Moscou allait comprendre « ce que sont des représailles ». Le 27 août, il change de pied en défendant « son plan pour la victoire ». Le 6 septembre, il secoue son gouvernement dont il attend « une nouvelle énergie » et des « résultats tangibles ». Le 11 octobre, lors de sa visite à Berlin, il prévoit que l’année 2025 sera celle d’une « paix juste et durable ». Le 17 octobre, à Bruxelles, il intervient, successivement devant l’Otan et l’Union européenne, pour défendre son « plan pour la victoire » afin de mettre un terme à la guerre alors que son armée est à la peine face aux coups de boutoir russes sur le sol ukrainien. Et nous en revenons à sa déclaration du 29 novembre explicitée plus haut. Une question est dès lors posée, celle de savoir, au regard de ses dernières exigences (sur les garanties de l’Otan), si le président ukrainien est en position de force pour s’opposer au lancement d’une négociation avec les Russes exigée par Donald Trump dès son entrée en fonction le 20 janvier 2025 ? La question est dans la réponse. Comment interpréter sur un plan diplomatique les évolutions de son discours sur la guerre et la paix ?

UN MESSAGE DE PLUS EN PLUS ACCOMMODANT : LA DÉFAITE EN PLEURANT

Cette évolution langagière du président ukrainien n’est pas le fruit du hasard. Bien au contraire. Elle est le résultat de la conjonction de plusieurs facteurs objectifs dont il doit impérativement tenir compte dans son approche diplomatique de l’issue du conflit. L’élection de Donald Trump à un second mandat constitue un gros caillou dans ses pataugas. L’homme à la mèche blonde n’a jamais fait mystère de son souhait de trouver le plus rapidement possible un accord avec Vladimir Poutine permettant de mettre fin au conflit. Et cela, y compris en conditionnant l’aide future des États-Unis à la souplesse dont ferait preuve Kiev dans la négociation à venir. Autre élément incontournable, un phénomène de lassitude croissante, après 1000 jours de guerre, tant chez les Ukrainiens (désormais plus de 50% d’entre eux se prononcent pour la fin d’une guerre qu’ils considèrent comme perdue) que chez les Européens (de plus en plus de partenaires estiment opportun de mettre un terme au conflit dont l’issue paraît malheureusement certaine). Volodymyr Zelensky doit également prendre en compte le coût humain (insupportable au fil du temps pour une majorité de ses concitoyens) et financier (les ressources de ses alliés ne sont pas sans limites) d’une guerre dont les chances de victoire sont de plus en plus hypothétiques. L’homme a eu trop tendance à faire l’impasse – volontairement ou involontairement – sur la forte résilience de la Russie dans les situations difficiles (face aux troupes de Napoléon ou d’Adolf Hitler) et sur l’aide militaire fournie par plusieurs de ses alliés : Chine, Iran, Turquie, Corée du Nord… En cette fin d’année 2024, Volodymyr Zelensky est rattrapé par le réel qui est de plus en plus inquiétant pour un pays où tout est à reconstruire. En dépit d’un éventuel accroissement substantiel de l’aide militaire de ses alliés, l’Ukraine ne paraît plus en mesure de stopper le rouleau compresseur russe. Elle va devoir aller à quia. Reste à savoir si le prix à payer pour gagner la paix, après avoir perdu la guerre, ne sera pas trop humiliant pour lui et pour ses alliés qui avaient décrété, au début du conflit, que l’agresseur serait défait, l’agressé sortirait gagnant. Il n’en a rien été. Il s’agit vraisemblablement de l’un de ces « pétards diplomatiques » qui font beaucoup de bruit mais sont controuvés par la réalité. Un diplomate surpris est un diplomate désarmé. Diplomatie et logique ne se confondent pas toujours.

LE DÉCLIN DE L’OCCIDENT

« Le réel, c’est quand on se cogne » (Jacques Lacan). À trop présumer de ses forces – et de celles de ses alliés occidentaux, au premier rang desquels figurent les États-Unis -, l’on se prépare souvent des lendemains qui déchantent. Volodymyr Zelensky en fait l’amère expérience aujourd’hui. D’autres, en Irak et en Afghanistan, sont bien placés pour en témoigner à la lumière de leurs déconvenues passées. Il retiendra vraisemblablement que, dans la diplomatie comme dans d’autres sphères des relations humaines, si la parole est d’argent, le silence est d’or. Ce maître de la diplomatie que fut Talleyrand rappelait que « la parole a été donnée à l’homme pour cacher sa pensée ». Le maître de Kiev aurait été bien inspiré de suivre cette élégante invite dans la formulation de ses interventions publiques à jet continu. Ce qui lui aurait évité quelques déconvenues et autres reculades toujours préjudiciables à sa crédibilité interne et externe. En définitive, le conflit ukrainien connaît, en 2024, une évolution sémantique annonciatrice d’une révolution diplomatique.

Jean DASPRY

Pseudonyme d’un haut fonctionnaire, docteur en sciences politiques

Les opinions exprimées ici n’engagent que leur auteur

 

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