Au lieu d’enfermer Marcel Conche dans une définition, une doctrine ou une école philosophique, il est plus agréable, pour lui comme pour nous, de le prendre à l’instant où il passe, et de le suivre un moment sur son chemin.
On se gardera de lui infliger nos propres opinions et sentences, pour écouter ce qu’il se dit, non pas à lui-même sur lui-même, mais sur les relations qu’il entretient depuis sa jeunesse avec d’autres philosophes – grecs, allemands, français et chinois qui ont vécu en d’autres temps de l’histoire mais qui lui sont infiniment plus présent que les éminences de passage sur son écran de télévision.
De prime abord, le philosophe apparaît comme un être humain qui pense dans la solitude, mais pas dans l’isolement. Il n’est pas coupé du réel comme l’en accusent les prétendus pragmatiques : les idées ont une réalité tellement certaine que le cours des affaires du monde s’en trouve, à la surprise générale, régulièrement bouleversé. Il ne vit pas non plus séparé du reste de l’humanité puisqu’il entretient un dialogue infini avec d’autres penseurs, par la médiation de livres qui font l’objet d’une lecture infinie.
Tout philosophe est par conséquent un homme chargé de lourdes dettes, même si quelques-uns uns ne veulent pas le reconnaître. Marcel Conche honore ses dettes intellectuelles dans le plus récent de ses ouvrages (1), et nous en enrichit puisque nous pouvons, grâce à lui, entrer dans ses discussions avec Platon, Aristote, Nietzsche Lao Tseu…Marcel Conche ne se livre pas à des exercices d’admiration ou à des travaux d’histoire de la philosophie mais développe sa propre pensée « avec et contre » Pascal, Bergson, Chrysippe et ceux que j’ai déjà cités. Puisque cette discussion est publique, tous les lecteurs sont invités à participer à cette dialectique – tant il est vrai que tout être humain, libre par essence, est capable de libre raisonnement.
Il n’est pas inutile de rappeler que cette définition classique de la personne humaine s’affirme juridiquement dans la garantie de « l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à l’instruction, à la formation professionnelle et à la culture » inscrite dans le Préambule de 1946 : la philosophie, l’histoire, la science, ne doivent pas être réservées à une élite comme le murmurent aujourd’hui maints hauts dirigeants. Preuve en est Marcel Conche lui-même, qui aurait fièrement repris la ferme de son père si l’école publique ne lui avait donné les moyens de passer l’agrégation de philosophie.
Ce point biographique confirme que le philosophe n’est pas un homme détaché de ses appartenances familiales, locales et nationales : une première expérience du fini et de l’infini, à l’âge de six ans, sur la route nationale 140, peut engager toute une vie et donner le sens d’une œuvre de portée universelle (2). D’autres expériences plus ou moins éprouvantes ont été vécues, qui montrent toutes que les philosophes sont plus proches (beaucoup plus proches ? Infiniment plus proches ?) du monde sensible que les ministres qui vont, le dimanche matin, sur le terrain.
La proximité philosophante se caractérise par une interrogation permanente sur ce qui vu, senti, éprouvé, dans l’étonnement que quelque chose puisse exister. Voyons-nous la Nature, la Création, des reflets et des ombres ? Les philosophes naturalistes (tels Marcel Conche), matérialistes, nihilistes – et bien entendu les théologiens – en discutent depuis des siècles. Mais avant d’entrer dans cette immense polémique il est indispensable de mettre ses pensées en ordre – de les définir et de les placer dans le domaine et dans le temps qui leur convient.
Ainsi, « philosopher dans le temps historique ou philosopher dans le temps éternel implique que l’on aille à la vérité par des méthodes différentes » écrit Marcel Conche. Il précise que la connaissance des choses ne peut résulter d’un échange de mots alors que la méthode du dialogue est primordiale dans la cité des hommes : Socrate renonce à philosopher sur la Nature pour remédier au désordre des opinions et des jugements qui engendre la guerre civile. L’Athénien voulait accoucher la « vérité-authenticité », alors que le savant cherche la « vérité-réalité » en questionnant le monde sensible. Sur les ruines des théories anciennes, la science trouve sa vérité dans le constat d’une permanence dans les relations entre les choses mais leur réalité intime échappera toujours aux observateurs et à leurs machines.
Cela dit, tous ceux qui pensent selon leur ordre de préoccupations et de diverses manières ont la vérité pour exigence. Il arrive que cette quête devienne un impératif absolu. Contre Dostoïevski disant qu’il choisirait l’amour du Christ contre la vérité s’il était démontré que le Christ n’était pas la Vérité, la philosophe Simone Weil proclamait qu’elle choisirait la vérité du Christ, contre l’amour.
Cet absolutisme de la vérité exclut que l’amour soit la vérité de la vie et qu’il puisse y avoir des moments de bonheur. En réponse, Marcel Conche s’en va passer « un moment avec Omar Khayyâm » et nous invite par la même occasion à découvrir ou à relire les poètes persans (3). « Bois, car tu ne sais d’où tu viens / Livre-toi au plaisir, car tu ne sais où tu vas » : savant disciple d’Avicenne, Khayyâm chante merveilleusement les ivresses charnelles, instants d’éternité qui font de toute vie une brève suite d’étincelles. Marcel Conche se dit plus proche de Khayyâm que de Montaigne, mais il est plus sage que le poète. Il tient cependant à nous donner le désir de trouver, comme on dit, notre bonheur hors des tâches austères de la pensée.
« L’on peut, et même l’on doit, philosopher seul. Mais on ne peut être heureux seul ». L’amour est la condition du bonheur et, pour l’homme, « la femme est un pouvoir de bonheur ». A tous les âges ? Sans aucun doute, si l’on sait aimer selon le mouvement de la vie. Après « l’amour ardent » de la jeunesse, vient « l’affection ardente », celle où « l’image subconsciente de l’étreinte créatrice comme possibilité irréalisable (…) jette sur toute la relation une lumière dorée ».
Au terme de ce moment passé avec Marcel Conche, nous avons appris qu’il est possible et souhaitable de méditer jusqu’à l’effroi sur les espaces infinis, tout en vivant l’infini d’un amour. C’est assez pour philosopher à son tour ou, du moins, pour lire de la vraie – ou plutôt de l’authentique philosophie.
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(1) Marcel Conche, Philosopher à l’infini, PUF, 2005.
(2) Pilar Sànchez Orozco, Actualité d’une sagesse tragique, La pensée de Marcel Conche. Préface d’André Comte-Sponville. Les Cahiers de l’Egaré, 2005.
(3) Z. Safâ, Anthologie de la poésie persane (XI è – XX é siècle), Gallimard/Unesco, 2003.
Article publié dans le numéro 858 de « Royaliste » – 2005
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