Un monde de nations – Entretien avec Jacques Sapir

Juil 2, 2007 | Entretien

 

Directeur d’Etudes à l’Ecole des Hautes Etudes en sciences sociales, spécialiste de l’économie soviétique et post-soviétique, Jacques Sapir est l’auteur de nombreux ouvrages d’économie politique et de politique économique. Il prépare actuellement un livre sur le nouveau cours des affaires mondiales, que l’on croyait pour longtemps soumises à l’hégémonie américaine, et qui trouve de plus en plus nettement sa dynamique dans le dialogue entre Etats souverains. Nous le remercions de nous livrer dès à présent l’état de sa réflexion.

Royaliste : Avant d’envisager le 21ème siècle, il faut savoir quand il commence…  

Jacques Sapir : En effet ! De la fin d’un siècle ne naît pas immédiatement le nouveau siècle. Le 20ème qui commence en 1914 est en gestation entre 1895 et le déclenchement de la Première guerre mondiale. De même, nous avons vécu une période de gestation à partir de 1991 : à cette date, les Etats-Unis obtiennent intentionnellement la reconnaissance de leur hégémonie politique, stratégique et militaire sur le monde occidental à travers la manière dont ils mènent la guerre du Golfe. Ils font la démonstration de leur capacité à constituer une alliance, à faire accepter leur projet et leur stratégie de terrain.

Mais il y a aussi un deuxième événement qui n’est pas intentionnel et qui fait peur au début : l’éclatement de l’Union soviétique qui fait crainte une dissémination des bombes atomiques. A partir du moment où la Russie prend le contrôle de l’arsenal nucléaire soviétique, les Américains peuvent abordent la question de l’effondrement de l’Union soviétique autrement : ils cherchent à convertir les Russes à leur modèle d’économie de marché et à les intégrer dans leur système politique et diplomatique afin d’annihiler toute opposition  : les Chinois sont alors trop faibles et la « puissance turbulente », la France, n’a plus d’espace politique puisqu’elle ne peut plus jouer un jeu de bascule entre les Etats-Unis et l’Union soviétique. C’est pour cela que les Américains rentrent directement dans le processus de transition en Russie, dès décembre 1991. Ils y entrent avant le FMI et sans mandat de celui-ci, pour faire mettre en place le modèle économique américain et le rendre irréversible.

Royaliste : Quel est le résultat de cette stratégie ?

Jacques Sapir : Les Américains ont accumulé les échecs. Ils exercent leur hégémonie sur le FMI, la Banque mondiale et la BERD mais ils n’ont pas la maîtrise de la  globalisation financière ; ils ne contrôle pas ce qui se passe en Russie ; ils créent l’OMC, qu’ils dominent, puis ils se rendent compte de cette organisation limite leurs capacités d’action bilatérale.

Ce basculement devient évident lors de la crise financière de 1997 : elle commence en Asie, se conjugue ensuite à la crise financière russe de 1998 puis menace les Etats-Unis : le célèbre fonds LTCM est sauvé in extremis d’une faillite qui aurait pu créer une crise analogue à celle de 1929.Les Etats-Unis démontrent à nouveau leur incapacité face aux crises financières qui frappent le Brésil et l’Argentine.

Ces échecs conduisent les Etats-Unis à des démonstrations de puissance militaire. Au Kosovo, les Américains passent d’une position plutôt neutre au soutien aux indépendantistes albanais à partir d’octobre-novembre 1998. La militarisation qui a commencé sous les démocrates prend toute son ampleur avec l’élection de George Bush – avant même les attentats du 11 septembre.

Royaliste : Comment évolue la Russie ?

Jacques Sapir : Elle commence son processus de reconstruction avant l’arrivée de Vladimir Poutine. Le redressement n’est pas principalement lié aux cours du pétrole –ils ne commencent à remonter qu’à partir de l’été 2002 alors que le rétablissement économique russe devient manifeste à partir de l’automne 1999. La Russie se reconstruit dans une logique de plus en plus anti-américaine : là encore, l’évolution commence avant Poutine, avec Primakov. Le premier choc russo-américain a lieu sur le Kosovo : Primakov a donné aux troupes russes qui étaient en Yougoslavie de quitter le cadre des Nations unies et d’aller à Pristina pour assurer la sécurité de la ville.

Vladimir Poutine se situe dans cette continuité face aux Américains, mais aussi dans l’ouverture en direction de la Chine avec le Groupe de Shanghai qui est maintenant devenu un acteur majeur en Asie centrale et en Extrême-Orient. On voit aussi se réaffirmer progressivement la présence russe en Asie centrale.

Royaliste : Les Américains sont actuellement en mauvaise posture…

Jacques Sapir : Oui. Les néo-conservateurs ont voulu reconstruire par deux fois une alliance du type de celle qui avait fonctionné pour la guerre du Golfe – en Afghanistan et en Irak. Mais ces deux opérations tournent au désastre. Les officiers supérieurs américains ne se demandent plus s’ils vont gagner la guerre d’Irak mais si leur départ sera aussi humiliant qu’à Saigon en 1975. La situation militaire est tout aussi grave en Afghanistan et vous savez que le gouvernement et les militaires français souhaitent en partir : tant que les Américains ne modifient pas la solution politique qu’ils ont mise en place, ce n’est pas la peine de rester.

Bien entendu, les Etats-Unis demeurent le plus grande puissance du monde. Mais ce n’est plus une hyperpuissance. Les Américains sont maintenant obligés de tenir compte d’autres puissances. Nous voyons renaître partout des courants nationalistes développementistes : la Chine est depuis toujours sur cette ligne ; en Amérique latine, il dominent au Venezuela, en Equateur, en Bolivie ; ils inspirent une partie de l’élite algérienne ; ils sont théorisés en Russie où ils s’articulent avec une politique économie qui a pris le contre-pied du néolibéralisme.

Les réserves russes en devises augmentent de 5 à 7 milliards de dollars par semaine. Un tiers de ces réserves sera utilisée pour la constitution d’une banque d’investissements et pour la construction de grands groupes industriels soutenus par l’Etat ou dans lesquels l’Etat est majoritaire. Par exemple, les Russes ont créé une grande société monopoliste pour l’aérospatiale ; l’Etat contrôle le secteur de l’énergie et a centrale publique de ventes d’armes est le principal actionnaire du constructeur automobile Vaz. C’est ce que nous appelons le patriotisme économique, sans rien faire. Les Russes sont en train de construire une économie cohérente, selon une vision politique d’un des conseiller de Vladimir Poutine appelle la « démocratie souveraine ». On peut discuter certains éléments de cette politique, mais elle a le mérite d’exister.

Nous avons en Russie une conception du cadre politique, qui articulée à une conception du développement économique, à une claire définition rôle de l’Etat dans cette dynamique et à une réflexion pertinente sur les relations internationales. Depuis quelques mois, ces éléments sont en train de prendre toute leur cohérence.

Il y a également une cohérence certaine de la politique chinoise, une cohérence en Inde, une cohérence en Afrique du Sud. Nous ne voyons pas seulement se reconstituer un monde multipolaire mais un monde de nations. C’est ce qu’a dit Vladimir Poutine dans son discours de Munich en février dernier : les nations doivent coopérer entre elles ; pour que cette coopération soit possible, il faut que chacun respecte la souveraineté de l’autre. Par ailleurs, si l’on veut créer du droit au niveau international, cela ne peut pas se faire par envahissement de l’espace du droit international par un droit national : le droit international est un droit de coordination alors que les droits nationaux sont par essence des droits de subordination. Ce sont des principes classiques mais la position de Vladimir Poutine est unique car elle s’oppose à la théorie américaine et à la théorie européenne.

Royaliste : Comment cela ?

Jacques Sapir : Les Américains affirment qu’ils sont eux-mêmes détenteurs de principes qui priment sur toute souveraineté : au nom de ces principes – ceux de la croisade idéologique – ils s’estiment en droit d’intervenir partout où ils le jugent nécessaire. A l’inverse, l’Union européenne défend la théorie post-moderne des relations internationales qui consiste à dire qu’il n’y a pas de principes : tout se vaut ! Donc la seule chose que l’on puisse faire c’est de la mise en ordre technique : il faut mettre en avant des instruments (directives européennes) et des institutions internationales (Banque centrale européenne) qui s’occupent de cette mise en ordre. Nous aboutissons ainsi à une dépolitisation des relations internationales.

On voit bien la contradiction entre le discours néo-conservateur américain qui surpolitise –  nous sommes les détenteurs du Vrai et c’est au nom de la vérité que nous menons croisade – et le discours post moderne qui dit que la vérité n’existe pas. Vladimir Poutine affirme quant à lui qu’il existe des principes durs, fonctionnellement nécessaires, qui permettent à des nations souveraines de vivre ensemble.

Royaliste : Dès lors, quel peut être le jeu de la France ?

Jacques Sapir : Nous devrions nous poser trois questions :

1/ quel sens et quelle place donnons-nous à la notion de souveraineté dans la pensée politique – qu’il s’agisse de la souveraineté sociale, de la souveraineté économique, de la souveraineté politique ?

2/ Nous entrons dans un monde turbulent : comment peut-on y construire de la relation politique entre les nations ?

3/ Pour la diplomatie française, le problème est de savoir à quel niveau se projeter ; quelles sont les alliances qui doivent être nouées ; comment éviter que la France ne soit entraînée dans des logiques de conflit qu’elle ne pourra pas maîtriser. Pour éviter cette logique, il faut avoir les instruments d’un traitement politique, économique et social des crises avant qu’elles ne deviennent des conflits militaires. Ce qui suppose qu’on recompose les institutions économiques et financières internationales. Devons-nous appeler à la dissolution ou à la transformation du FMI ? Doit-on dire que la Banque mondiale, qui est en crise profonde, devrait se transformer en organisme de coordination de banques de développement associant plusieurs nations appartenant à une même région géostratégique ?

La France a voulu se faire l’avocat des grandes institutions mondiales et européennes : cette position était logique si on estimait que le 21ème siècle serait celui de l’imperium américain. Mais à partir du moment où l’hégémonisme américain n’existe plus, devons-nous rester sur cette position ?

Tels sont les principaux points que je propose à la réflexion.

***

Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 908 de « Royaliste » – 2 juillet 2007.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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