Qu’est-ce qu’une bonne politique ? A cette question vieille comme le monde, il est possible de répondre par un constat simple, tiré de notre expérience historique. Une politique bien conduite suppose une relation étroite et profonde entre l’homme d’Etat et les institutions qui l’assistent dans sa tâche. S’il exerce le pouvoir sans s’appuyer sur un droit qui le garde de lui-même, le politique devient un tyran qui détruit dans sa folie ce qu’il a mission de servir. Heureusement très hypothétique dans notre pays, ce cas nous fait oublier une situation qui nous fut longtemps familière : celle d’institutions trop faibles, qui décourageaient les efforts et ruinaient les meilleures volontés. Ainsi les troisième et quatrième républiques.
La monarchie, au contraire, réalisait un équilibre généralement heureux entre l’Etat et l’homme à son service. Sachant qu’il n’y a ni perfection humaine ni perfection politique, elle compensait les faiblesses de l’homme par la force de l’institution, et les effets pervers de la machine étatique par les qualités de son servant. Et notre 5ème République ? Elle tend à cet équilibre monarchique mais, faute d’y parvenir, exige de son Président des qualités plus grandes que dans une monarchie pleine et entière, afin que soient comblés les manques dont nous souffrons : manque de légitimité historique, trop faible continuité, indépendance relative du monarque électif, arbitrage presque toujours contesté. D’où l’angoisse des périodes de succession, et le caractère passionné des luttes pour le pouvoir. Que l’Etat soit accaparé par un politicien trop fragile, trop insouciant ou trop inculte, et nous tombons dans une situation pire que dans une monarchie – où l’homme est préparé depuis toujours à son métier, inscrit dans une continuité, et protégé de lui-même par des lois écrites et non-écrites.
Ces réflexions qui sont familières aux royalistes prennent la force de l’évidence lorsqu’on lit les « Réflexions sur la politique extérieure de la France » récemment publiées par François Mitterrand (1). Dans notre monarchie à temps partiel, les vertus de l’homme d’Etat deviennent déterminantes. Parce que les responsabilités présidentielles sont immenses, l’apprentissage doit être immédiat, la compétence exigée dans tous les domaines suppose une intelligence et une culture hors du commun, la décision est souvent un pari risqué parce qu’elle ne procède pas d’une expérience historique, et le temps manque, terriblement, pour la réalisation du projet. Dans notre monarchie inachevée, la solitude de l’homme et le poids écrasant de sa charge ne peuvent qu’être durement éprouvés. Outre la compétence, l’intelligence et l’esprit de décision, il faut au Président des trésors de sagesse… Comment fait-il ? Si la pratique d’une semi-monarchie trop étatisée est un poids plus qu’un support, l’esprit des institutions porte en lui une pédagogie qui permet au candidat de révéler dans l’épreuve ses qualités. C’est ce qui, pour nous autres royalistes, rend si passionnant à suivre la réflexion et l’itinéraire de François Mitterrand. Le voici, comme le montre Frédéric Grendel (2), premier successeur véritable du général de Gaulle. Qui l’eût cru, avant 1981 ? Rien ne prédisposait le candidat de la gauche, héritier de la vieille tradition républicaine, à s’inscrire dans le projet politique et diplomatique de l’homme qu’il avait si longtemps combattu. Rien, sinon un souci politique vrai et un amour de la France qui ne se manifeste que rarement dans le combat partisan. Aurait-il donc trahi ses idées et renié ses valeurs ? Non pas. Elles sont présentes et vécues, mais intégrées dans une visée plus haute. François Mitterrand n’est pas devenu gaulliste, ni monarchisant. Il est entré, le 10 mai 1981, dans la dialectique entre l’homme et l’institution qui le porte ailleurs sans le changer vraiment.
Est-ce de la courtisanerie ou de la récupération idéologique que d’écrire cela ? Il suffit de lire les réflexions et les discours présidentiels pour saisir le travail de l’institution, et comment elle élève les convictions et les qualités de l’homme. Il suffit même de relever quelques mots : l’état de grâce dit bien la relation singulière qui peut s’établir, pour un temps plus ou moins long, entre le chef d’Etat et le peuple. La pointe inaltérable de la décision exprime l’unité et l’indépendance nécessaire de celle-ci. Le souci du pré carré, dont le Président est le gardien, reprend l’ambition d’une politique que François Mitterrand sait millénaire et dont il est le continuateur. Elle lui commande d’être le gardien de la langue, de protéger l’industrie et de veiller à notre sécurité selon la nécessité historique. Il n’est donc pas étonnant que François Mitterrand reprenne et prolonge le projet de la monarchie et de la république, surtout gaullienne : indépendance nationale, équilibre des puissances, politique européenne, sans oublier le pacte de justice et de liberté qui existe entre la France et les peuples du monde.
Sur la toile ainsi tissée, nous n’avons jamais manqué de souligner les retards et les défauts d’exécution. Aujourd’hui il faut choisir, puisqu’on nous presse, et ceci avant l’échéance. N’en déplaise aux tacticiens pressés et à ceux qu’obnubilent la couleur des étiquettes, il n’est pas acceptable que le Président soit congédié ou réduit à un rôle décoratif. D’abord parce qu’il ne peut être pris en défaut, dans les grandes lignes de la politique qu’il a suivies. Ensuite parce que la fonction présidentielle, aussi ambiguë soit-elle, ne saurait être ramenée aux dimensions du jeu politicien. Le pays en souffrirait durement, comme il a souffert sous les précédentes républiques. L’enjeu dépasse donc les rivalités partisanes, les ambitions personnelles et les simulacres idéologiques. Au-delà du socialisme et du libéralisme, c’est la question de l’Etat qui est posée. Nous ne prêterons pas la main à sa destruction.
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(1) Fayard
(2) Frédéric Grendel, Quand je n’ai pas de bleu, je mets du rouge, Fayard, 1986.
Editorial du numéro 443 de « Royaliste » – 12 février 1986
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