Une philosophie de l’existence – Vladimir Jankélévitch

Sep 8, 2025 | Références

 

A l’occasion du quarantième anniversaire de la mort de Vladimir Jankélévitch, voici une solide introduction à sa philosophie de l’existence, qui n’est pas plus existentialiste que sa morale n’est dogmatique. Janké peut être le compagnon de toute une vie, jusqu’au seuil de la mort qu’il nous aide à penser.

Tout au long des prétendues Trente glorieuses, quand l’intelligentsia dissertait sur le marxisme soviétique et l’existentialisme sartrien dans les cafés de Saint-Germain-des-Prés, deux stations de métro plus loin, dans la vieille Sorbonne, un étrange professeur réfléchissait devant ses étudiants au “je ne sais quoi” et au “presque rien”, à l’ironie, à la tentation, à l’amour…

Les penseurs sérieux disaient pis que pendre de cette légèreté coupable, de cette pensée dilettante, éclatée en feux d’artifices verbaux. C’était oublier que le lieutenant Jankélévitch, combattant de 1940 révoqué par Vichy, participait à la Résistance tandis que Maurice Merleau-Ponty préférait se consacrer à sa thèse, tandis que Jean-Paul Sartre faisait jouer ses pièces devant des officiers allemands. Pendant l’Occupation, le courage n’était pas un thème de dissertation, l’engagement ne se réduisait pas à une pose avantageuse devant les photographes, l’angoisse effectivement vécue ne se traitait pas aux tranquillisants.

Après la guerre, Vladimir Jankélévitch fut de tous les combats pour la justice et sa réflexion sur l’impardonnable – “le pardon est mort dans les camps de la mort” – nous demeure terriblement familière.

Toujours saisi par le mouvement de son époque sans être pris dans ses agitations intellectuelles et politiciennes, l’aimable professeur de la Sorbonne ne répondait pas aux canons universitaires. Après la Libération, il cesse de lire les philosophes allemands. Il ne commente pas Descartes, ni Hegel et conteste la morale kantienne. Lecteur de la Bible, de Plotin, de Balthasar Gracian, des moralistes français du XVIIe siècle, de Bergson, Jankélévitch a composé, dans un style admirable, une œuvre profonde et cohérente dont Pierre-Alban Gutkin-Guinfolleau souligne l’unité (1).

Cette œuvre se situe dans la perspective tracée par Henri Bergson : celle d’une philosophie de la vie qui récuse le mécanisme et le positivisme pour faire place à la spontanéité créatrice que saisit l’intuition. A l’écart des grands systèmes hégélien et marxiste, la personne humaine retrouve son irréductible singularité, vécue dans une durée qui échappe aux calculs des mathématiciens. Vladimir Jankélévitch n’est pas plus bergsonien, au sens où l’on peut se vouloir disciple d’un maître, qu’il ne sera jankélévitchien puisqu’il se situe toujours “quelque part dans l’inachevé”.

Pierre-Alban Gutkin-Guinfolleau explique comment le bergsonisme est consacré, épuisé et amendé dans le mouvement d’une pensée métaphysique et morale lentement mûrie. Fidèle au vitalisme, Vladimir Jankélévitch le reprend et le repense selon une conception de l’existence qui est en sympathie avec la vie, mais selon l’exigence morale. La métaphysique est au fondement de la morale ; elle affirme le mystère de l’existence subjective – l’ipséité – comme source de toutes les valeurs. Il ne s’agit pas d’envisager l’être de manière neutre, comme le fait l’ontologie, mais selon sa détermination morale. Au vitalisme de Bergson, Jankélévitch adjoint l’idée de l’amour selon Schelling, hors duquel il n’y a pas de morale. Nous sommes loin, très loin, d’Emmanuel Kant : la loi morale est un impératif catégorique extérieur au sujet raisonnable et qu’il doit intérioriser ; l’amour échappe à la dialectique de l’intériorité et de l’extériorité pour s’affirmer, écrit Pierre-Alban Gutkin-Guinfolleau, comme “expression immédiate et nécessaire de la liberté”. Une liberté qui n’est pas celle de l’indifférence et que n’a que faire du petit théâtre de l’Absurde puisqu’elle s’assigne un devoir à l’égard de soi-même et des autres. Il n’y a pas lieu de se satisfaire d’être soi-même, il faut se réaliser dans ses actes. “Il s’agit d’obtenir que le Faire se rende digne de l’être, que je sois à la hauteur de moi-même”.

Cette exigence morale que la personne a la charge de mettre en œuvre sans l’injonction d’une autorité extérieure, religieuse ou philosophique, place la pensée de Jankélévitch hors du champ politique et au-delà de celui-ci. La morale ressort de l’intention, inspirée par l’amour, alors que le souci politique de justice, aussi louable soit-il, résulte des contraintes d’un ordre institutionnel extérieur. C’est l’amour qui commande de vivre pour l’autre – et s’il le faut de mourir pour le sauver. Il y a là une radicalité qui peut être difficile à soutenir dans la suite ordinaire des jours – “A toi tous les droits, à moi tous les devoirs et toutes les charges !” – mais qui conduit aux actes sublimes dans les moments de grand péril.

L’exigence morale se situe dans le temps, dont nous sentons la morsure, l’irréversibilité. Il s’agit moins de penser le temps que de le vivre selon ce que nous devons faire. Le premier principe est “qu’il faut faire le Bien”, ce qui paraîtrait banal s’il n’était suivi d’un second principe : “ce qui est fait reste à faire”. Il ne s’agit pas d’additionner les bonnes actions en vue d’une rétribution sur la terre ou au ciel. La vertu n’est pas un acquis, l’homme qui a fait un acte courageux ne sait jamais s’il aura du courage demain matin. Pour “devenir ce que l’on est” – troisième principe – il faut sans cesse se projeter dans le devenir à ses risques et périls et saisir  l’occasion qui passe en un instant. “Le vent se lève, c’est maintenant ou jamais. Ne perdez pas votre chance unique dans toute l’éternité, ne manquez pas votre unique matinée de printemps”.

Le temps s’éprouve dans les instants de bonheur, dont il ne faut pas trop avoir conscience pour ne pas en sentir la fragilité, comme dans les malheurs. Il y a le temps de l’aventure, et celui de l’ennui. Le temps du regret qui est celui du passé révolu et celui du remords où le passé taraude le présent. Enfin l’instant de la mort, à laquelle Jankélévitch consacre tout un livre. La mort est l’événement unique, la rencontre de l’irréversible et de l’irréparable, que nul en ce monde ne peut raconter ni décrire. Et pourtant, il y a une actualité de la mort puisque “ce qui ne meurt pas ni vit pas” et une impossibilité de l’anéantissement : “Ce qui a été ne peut pas ne pas avoir été”, pour l’éternité.

***

1/ Pierre-Alban Gutkin-Guinfolleau, L’existence à l’œuvre, Philosophie de Jankélévitch, PUF, 2023. L’auteur a dirigé le Cahier de l’Herne consacré à Vladimir Jankélévitch en 2023. Sauf indication contraire, les citations sont de V. Jankélévitch.

Article publié dans le numéro 1306 de « Royaliste » – 8 septembre 2025

Partagez

0 commentaires