Urbanité : Relire Roland Castro (3) – Chronique 196

Août 24, 2023 | Res Publica

 

 

Au cours des vingt dernières années du XXe siècle, l’urbanisme et l’architecture ont connu deux mouvements parallèles : la réhabilitation et les grands travaux. La production d’éléments standardisés en vue de constructions hâtives avait abouti à maints délabrements auxquels les pouvoirs publics décidèrent de remédier. Par ailleurs, François Mitterrand voulait poser sa marque sur le paysage urbain, comme tant d’autres chefs d’Etat.

Avec ses belles réussites – la Grande Arche, la pyramide du Louvre,  par exemple – et ses échecs – le ministère des Finances, l’Opéra Bastille (1) – le programme de grands travaux montra que la France n’avait rien perdu de son génie architectural, grâce à Jean Nouvel (l’Institut du monde arabe), à Christian de Portzamparc (la Cité de la musique) et à plusieurs autres qui ont embelli Paris, Arles (Musée de la Photographie), Angoulême (le Centre national de la bande dessinée)…

Les travaux de réhabilitation ont quant à eux permis une amélioration de l’isolation thermique et phonique. Cependant, le remodelage des quartiers a été négligé et l’esthétique s’est réduite à des opérations de camouflage des laideurs courantes : peintures vives, placage de divers matériaux colorés sur les façades, fausses toitures… le tout assorti de hausses de loyer. Au lieu de susciter un sentiment d’appartenance à la ville, ces opérations signifiaient aux habitants des quartiers réhabilités qu’ils étaient considérés comme des cas spécifiques, relevant d’un traitement de troisième ordre. Le discours médiatique, assorti de la diffusion d’images toujours identiques sur les “quartiers” (2), renforça ce sentiment de mise à l’écart de banlieues jugées infréquentables, dans un contexte politique de plus en plus orienté par la thématique xénophobe.

Il y eut à la fin du siècle dernier de très remarquables réussites urbaines et architecturales à Alençon, Hérouville-Saint-Clair, Rueil-Malmaison, Lorient … mais les choix qui ont durablement abîmé les villes exprimaient l’idéologie dominante. Après le productivisme de l’après-guerre, s’imposa l’architecture de la transparence qui produit de belles photos sans égard pour l’inscription dans le lieu. A la fin des années quatre-vingt, écrit Roland Castro, “l’utilisation de la photo pour la photo supplanta à nouveau l’émotion que l’architecte peut susciter. L’architecture se mit à retourner à la pure apparence, on recommença à construire dans le but de publier, et les revues ne se soucièrent plus de l’enquête in situ. Le design supplanta l’architecture” (3).

Les échecs de la politique urbaine s’accompagnèrent de discours officiels sur la fermeté et sur le rétablissement d’un ordre public de plus en plus ouvertement défié par les bandes de délinquants. En juin 2005, après la mort d’un garçon de 11 ans, tué devant chez lui à La Courneuve, Nicolas Sarkozy avait promis à la famille de la victime de nettoyer la cité des 4 000 au Kärcher puis, le 25 octobre à Argenteuil, celui qui était alors ministre de l’Intérieur avait proclamé que les habitants du quartier allaient être débarrassés de la “racaille”. Il lui fallut au contraire affronter, jusqu’à la mi-novembre, les émeutes provoquées par la mort de deux adolescents.

Dans un long commentaire des événements de novembre 2005, Roland Castro soulignait que “ce ne sont pas les banlieues qui sont malades et qui nécessiteraient un nettoyage au Kärcher, mais bien la société française, malade de ne pouvoir se penser dans la durée” (4). Puis il dénonçait le caractère dérisoire de la réponse gouvernementale aux émeutes : restitution des subventions aux associations, service civique spécial pour les déviants, mobilisation de mille professeurs expérimentés dans les zones prioritaires d’éducation, rétablissement verbal de la police de proximité. Ceci avant de rappeler que, depuis la réélection de Jacques Chirac en 2002, “les fragiles populations des banlieues ont été les premières touchées par les coupes budgétaires inhérentes au pacte de stabilité de l’Union européenne : police de proximité, subvention aux associations, non-remplacement des fonctionnaires partant à la retraite, suppression des emplois-jeunes et des éducateurs, suppression des crédits municipaux alloués à la politique de la Ville…” (5). Or la politique de la Ville est un tout : elle doit combiner la santé, le travail, l’urbanisme, la police et la culture dans un ensemble d’actions cohérentes car si l’un des éléments fait défaut, tout se détraque.

Roland Castro ne fut pas écouté. Il ne pouvait l’être. La droite ne s’intéressait pas à la politique de la Ville mais soutenait les mesures d’austérité et se contentait de préconiser des mesures répressives qui ont vite démontré leur inefficacité – par exemple cette loi de sécurité intérieure du 18 mars 2003 qui réprimait les “rassemblements menaçants ou hostiles dans les parties communes des immeubles” – sans le moindre retour à la tranquillité publique. Pas la moindre compréhension, non plus dans l’autre camp. Le vieux militant gauchiste, qui rejoignit brièvement le Parti communiste, était mal vu par la gauche angélique parce qu’il osait parler de sécurité publique dans les banlieues, de l’emprise islamiste sur certains quartiers et de la nécessité de refonder l’école républicaine…

Pourtant, c’est bien Roland Castro qui voyait juste lorsqu’il pointait la logique interne des émeutes de 2005, qui a pris une dimension encore plus spectaculaire en juin 2023 : “Et si la lutte des classes était autrefois porteuse de projets, les violences urbaines d’aujourd’hui expriment davantage de frustration, une demande féroce de participation à la société de consommation et de reconnaissance culturelle et identitaire” (6). Le mouvement de civilisation urbaine était à reprendre.

(à suivre)

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1/ “Le monstrueux, l’absurde, presse-papiers impavide, épouvantable, d’une arrogance folle, d’un dessin épais, d’une consistance grasse, d’une lourdeur chaque jour insupportable, ce sera l’Opéra-Bastille”. Roland Castro, Civilisation urbaine ou barbarie, Plon, 1994, p. 132. 

2/ Alors que je dénonçais, en 1995 ou 1996, le récit médiatique de violences urbaines dans une ville dont je revenais, le directeur de l’information d’une chaîne publique me répondit : “Je sais que je participe au mensonge organisé”, ajoutant qu’il serait ravi de montrer les divers aspects de la vie en banlieue mais que la chaîne voulait donner à son public les images qu’il attendait – au vu des enquêtes d’opinion.

3/ Roland Castro, Civilisation urbaine…, op.cit. p.145.

4/ Roland Castro, Faut-il passer la banlieue au Kärcher ? Editions de l’Archipel, 2007, p.48.

5/ idem, p. 49.

6/ idem, p. 50.

 

 

 

 

 

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