Urbanité : Relire Roland Castro (4) – Chronique 197

Août 27, 2023 | Res Publica

 

 

Jusqu’à présent, les divers gouvernements ont considéré qu’il était normal, ou fatal, de traiter les périphéries urbaines et surtout leurs “quartiers sensibles” comme des cas d’espèce relevant de la sollicitude des pouvoirs publics, assortie de répressions ponctuelles.

Cette “gestion” distante aggravée par les choix néolibéraux a engendré des violences croissantes dont Roland Castro avait vu la radicalité : “La ville contemporaine fait craindre la barbarie, pas la révolution” (1). C’est pourquoi la politique de la Ville doit viser l’intégration des banlieues – lieu du ban, territoire des bannis – dans l’urbanité afin que les non-villes deviennent des villes et que les non-rues des grands ensembles et des dalles de béton (1) laissent place à de nouveaux tracés. Plus facile à dire qu’à faire ? Roland Castro est de ceux qui ont expliqué ce qu’il fallait faire et qui l’ont montré par leurs propres réalisations.

Parce que l’urbanité est essentiellement politique – la polis telle que l’habitent ses citoyens – il faut d’abord se situer dans la continuité de l’histoire nationale qui est, en matière urbaine, d’une singulière richesse depuis l’époque médiévale. Nous voyons chaque jour comment la monarchie capétienne, les deux Empires et la IIIe République ont construit et développé les villes – jusqu’aux ruptures opérées par le fonctionnalisme. Il faut construire et reconstruire selon l’histoire, sans céder aux reconstitutions nostalgiques.

La politique de la Ville relève du Politique en tant que tel : “Il n’y a de civilisation urbaine qu’à la condition d’une refondation républicaine sur des principes de droit et de laïcité intransigeants” (3). Cela signifie que les affinités ethniques et religieuses ainsi que les distinctions sociales doivent être dépassées par un droit à l’urbanité conçu et appliqué selon le principe d’égalité.

Par conséquent, la politique de la Ville doit être conçue et réalisée pour l’ensemble des citoyens et satisfaire tout à la fois leurs besoins (se loger, se déplacer) et leurs désirs : “Un bâtiment, une ville, doivent se construire, être commodes et être beaux” (4). Il n’y a pas d’antinomie entre le commerce et la beauté – ce qui naguère allait de soi, sinon Venise n’existerait pas. Les ensembles réussis sont, comme les quartiers anciens, des lieux où les citadins aiment se promener.

L’urbanité est, elle aussi, un plébiscite de tous les jours. Il peut se produire, bien au-delà des centres historiques, si l’on décide que l’urbain et l’architecture sont inséparables, si l’on distingue clairement les lieux publics et les lieux privés et si l’on choisit, plutôt que la destruction des bâtiments, le remodelage des immeubles et des quartiers – tels que ceux effectués par l’Atelier Castro-Denissof à Argenteuil, Lorient, Vénissieux, Hyères, Nancy… . Ces deux architectes ont montré concrètement qu’”il est possible de dessiner une ville du promeneur, du flâneur, une ville de la surprise jubilatoire au coin de la rue ; possible d’en finir avec le plan-massue qu’on appelle plan-masse ; possible de solder, jusqu’au cœur de la pensée totalitaire qui la sous-tendait, la théorie urbaine des modernes du XXe siècle pour aborder la question de la ville partageable, promenante, dérivante, surprenante : bref, celle qui incite à poser ses valises et à habiter”(5).

La capitale n’était pas oubliée. Roland Castro avait présenté et vivement défendu un projet pour le Grand Paris qui aurait occupé la surface de l’ancien département de la Seine en réorganisant la ville selon le cours du fleuve et en s’appuyant sur la ligne des forts, d’Ivry au Mont Valérien. “A Paris, nous disait-il, la Seine est un lieu majeur : on trouve autour d’elle tous les grands équipements, et il y a cette poétique de Paris qui fait que toutes les compositions urbaines sont des perpendiculaires à la Seine : l’Assemblée nationale est en face de la Madeleine, la tour Eiffel en face du Palais de Chaillot, avec une organisation du ciel autour de la Seine.

En résumé, Paris, c’est la résistance des collines (Montmartre) et la Seine autour de laquelle s’organise l’espace urbain. En banlieue, la poétique de la Seine n’existe plus ; les villes sont faites par rapport aux nationales. Si on veut réurbaniser Paris, il faut partir de la ligne des forts et de la ligne de la Seine : on retrouvera ainsi la tradition urbaine qui est de féconder le paysage urbain par la géographie, au lieu de le fabriquer selon les voies de chemin de fer à la manière des technocrates” (6).

La civilisation urbaine suppose un projet politique effectivement républicain – régi par un gouvernement soucieux de l’intérêt général et attentif à ce que peuvent apporter au débat public les “intellectuels fondateurs”. Il y a trente ans, Roland Castro prévenait déjà que “si la politique reste un champ clos de luttes sans lieu, la ville inéluctablement deviendra le lieu d’une guerre larvée : la civilité en sera absente ou réservée à certains quartiers” (7). Nous y sommes. Mais n’en restons pas là. Parce que “l’apartheid est le contraire de notre histoire monarchique et républicaine” (8), il faut que les politiques, quand ils se rassembleront, soient à nouveau des bâtisseurs.

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1/ Roland Castro, Civilisation urbaine ou barbarie, Plon, 1994, p.19.

2/ Né de la volonté de préserver les piétons de la circulation automobile, “ce système de dalle renforce la rupture qui caractérise le grand ensemble tel qu’il est implanté, c’est-à-dire sans aucun rapport au sol et à la ville limitrophe : une rupture spatiale déstabilisante pour celui qui est étranger à ces quartiers dont les façades donnent bien souvent sur des parkings et des escaliers de béton brut”. Roland Castro, Faut-il passer la banlieue au Kärcher ? Editions de l’Archipel, 2007, p.37.

3/ Roland Castro, Civilisation urbaine…, op.cit. p. 22.

4/ idem, p. 148.

5/ Cf. Roland Castro, Sophie Denissof, [Re] Modeler, Métamorphoser, Editions du Moniteur, 2005, p. 325.

6/ https://www.bertrand-renouvin.fr/roland-castro-il-faut-du-regalien-dans-le-democratique/

7/ Roland Castro, Civilisation urbaine… op.cit. p. 170.

8/ Roland Castro, Faut-il passer la banlieue… op.cit. p.125.

 

 

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