Gaël Brustier bénéficie d’une longue expérience militante, à droite puis à gauche. Il prend appui sur Antonio Gramsci et sur Norbert Elias pour expliquer le processus de décivilisation à l’œuvre en Europe et aux Etats-Unis. Les propositions auxquelles il aboutit nous sont familières. Voilà qui mérite interpellation.

Cher Gaël, nous avons tous deux connu ceux qu’on appelait à la fin du siècle dernier les “républicains des deux rives” mais vous avez vécu plus intensément que nous leurs aventures et mésaventures. Celle de la tentative de rassemblement autour de Philippe Séguin, celle du Pôle républicain lors de la campagne de Jean-Pierre Chevènement, celle de l’altermondialisme. Nous étions simplement les alliés potentiels du mouvement séguiniste, les associés du Pôle, les soutiens d’Attac lorsque Jacques Nikonoff en était président. Vous étiez un militant du Mouvement des Citoyens, un familier des forums d’Amérique latine puis, au Parti socialiste, le directeur de la campagne d’Arnaud Montebourg à la primaire socialiste de 2011.

Après votre départ du PS, vous avez suivi le déroulement de la Manif pour tous et de Nuit debout… J’ai lu tous vos livres, la plupart présentés et discutés aux Mercredis de la NAR. Votre Route de la décivilisation (1) s’inscrit dans un projet à long terme, qui lie la réflexion théorique et l’engagement. Pour ma très vieille génération militante comme pour la vôtre, ce lien paraissait indispensable. Il s’est aujourd’hui distendu au point de disparaître et c’est là un point majeur dans votre livre, qui souligne le rôle des intellectuels organiques au XXè siècle.

On ne peut ni vous suivre ni vous discuter sans évoquer la pensée de Gramsci que vous nous avez présentée voici dix ans (2). A Royaliste, nous envisageons la politique comme un vaste système de médiation qui relie l’autorité symbolique au pouvoir effectif, selon les principes de la République – le souci de l’intérêt général – et de la démocratie, qui se caractérise par la souveraineté populaire et les libertés publiques. Vous nous invitez à réfléchir en termes de bloc historique, d’hégémonie culturelle et d’intellectuels organiques. Rien d’effrayant pour nous : la Nouvelle Action royaliste se conçoit comme un intellectuel collectif – tout le contraire de la minorité sectaire soumise à un gourou – et la lutte des classes s’intègre à notre réflexion selon la conception de la “lutte-concours” que nous devons à François Perroux. Nous pouvons donc être très attentifs à la présentation que vous faites des concepts gramsciens.

Un bloc historique, dites-vous, se forme lorsque le système économique et les représentations collectives s’articulent et recueillent l’adhésion de diverses classes sociales. Au sein de ce bloc, la classe dirigeante devient dominante lorsqu’elle parvient à l’hégémonie culturelle grâce au travail accompli par les intellectuels organiques au sein de la société.

Je vois l’intérêt pratique de tels concepts pour Gramsci, qui fut l’un des fondateurs du Parti communiste d’Italie, et qui n’est pas parvenu à créer un bloc historique dans son pays. Je n’oublie pas que le bloc historique est un réaménagement de la dictature du prolétariat qui doit conduire, pour Gramsci comme pour Lénine, au dépérissement de l’Etat. Le concept de bloc historique permet cependant de prendre la mesure des deux grandes configurations qui nous avons connues depuis 1945 : celle qui rallie autour de l’Etat social les principales forces politiques de la nation jusqu’au milieu des années quatre-vingt avec le soutien des classes moyennes et populaires ; celle qui, ensuite, vise le démantèlement de l’Etat social selon les préceptes néolibéraux pour le profit du capitalisme rentier. A ce résumé par trop sommaire, j’ajoute que la formation du bloc historique en 1945 n’est pas produite par l’infrastructure économique, comme le suppose la thèse gramscienne : c’est l’effet d’une lutte de libération nationale prolongée par la volonté politique de reconstruction et de modernisation. Après 1945, la planification organise, grâce au secteur public et nationalisé, les structures économiques et les soumet à des objectifs de bien-être et à un impératif de puissance car la Guerre froide bat son plein.

Quant aux intellectuels organiques, je ne parviens pas à les voir comme des agents de l’hégémonie culturelle, sauf dans les dictatures communistes. Les intellectuels français ont assuré une fonction critique dans la société – Jean-Paul Sartre, Raymond Aron – et une fonction éducative quand ils étaient membres d’un parti ou d’une famille idéologique – par exemple Louis Althusser. Dans la République gaullienne, qui est un exemple remarquable de bloc ou du moins de compromis historique, ce ne sont pas des intellectuels qui présentent et expliquent les enjeux qu’ils sont par ailleurs chargés de faire aboutir mais des ministres et des hauts fonctionnaires – qui souvent enseignent à Sciences po et à l’ENA. Haut-Commissaire au Plan, Pierre Massé publie Le Plan ou l’antihasard en Livre de Poche, François Goguel enseigne le droit constitutionnel, Pierre de Vogüé, membre de la direction du Trésor, donne un cours de finances publiques rue Saint-Guillaume…

Ces exemples éminents et ces débats austères ne doivent pas nous empêcher de suivre le conseil de Gramsci et de Gaël Brustier : il faut être attentif à l’imaginaire collectif, au sens commun nourri de romans, de films, de chansons qui composent la culture nationale-populaire que le “peuple des villes” – nous dirions aujourd’hui la bourgeoisie-bohème – se plaît à mépriser. Au contraire de la classe dominante qui professe aujourd’hui que “les gens n’y comprennent rien” et qu’ils ont besoin de “pédagogie”, Gramsci estime à raison que les classes dominées comprennent fort bien les enjeux politiques. Sous la IVe République et jusqu’à la fin du XXe siècle, des liens pas toujours visibles rapprochaient les différentes composantes du bloc historique par le biais des partis, des syndicats et de diverses associations. Pas seulement la mémoire de la Résistance et de la Déportation, mais Brassens et Edith Piaf, Bourvil puis de Funès…

La nostalgie des Trente Glorieuses, trop souvent mythifiée, et diverses réactions identitaires s’expliquent par les effondrements que nous avons tous deux connus. Quant à ceux-ci, cher Gaël, vos analyses et témoignages sont décisifs à bien des égards. D’abord, vous sortez du cadre hexagonal dans lequel se sont enfermés, ô paradoxe, les apôtres naïfs ou résignés de la défunte mondialisation qui se contentent, aujourd’hui encore, des clichés médiatiques. Vous nous faites saisir les causes lointaines et profondes de la victoire de Donald Trump : “Tout ce dont il a bénéficié, tout ce qui a rendu possible son élection était contenu dans les années Bush et rendu possible par les années Obama”, écrivez-vous avant de revenir sur les conséquences de la crise financière de 2008. Parmi celles-ci, la vague contestataire qui a fait frissonner l’Ouest de notre continent. Il faut lire très attentivement vos analyses du mouvement Cinq Étoiles en Italie, de Podemos en Espagne, de l’Afd en Allemagne… Je ne peux les reprendre ici mais elles sont indispensables à la compréhension des évolutions que nous observons aujourd’hui chez nos voisins. Vous avez raison d’écrire que les événements italiens représentent souvent des anticipations maximalistes de notre avenir : les Italiens ont eu le fascisme, nous n’avons connu que les ligues ; Silvio Berlusconi a exercé le pouvoir, Bernard Tapie n’a été qu’un agitateur ; les militants de Beppe Grillo sont parvenus au pouvoir alors que les Gilets jaunes en sont restés aux manifestations de rue – faute d’avoir trouvé leur Beppe Grillo. Les pages que vous consacrez à Giorgia Meloni sont à méditer de toute urgence pour saisir la spécificité de cette expérience et ce que la droite lepéniste se prépare à rater…

C’est aussi par un regard sur la radicalité internationale qu’il faut commencer pour saisir les errances de notre gauche radicale. Vous êtes  bien placé pour montrer, cher Gaël, que l’altermondialisme auquel vous avez participé n’a rien de commun avec les fanfaronnades sous les couleurs du drapeau palestinien. De même que le NPA n’a rien de commun avec la Ligue communiste… Ce qui creuse la différence abyssale ? L’effort de réflexion fourni par les anciennes organisations de gauche et par leurs intellectuels organiques – Didier Motchane, Bernard Cassen, Daniel Bensaïd – a été sacrifié sur l’autel de la Communication, par essence antiintellectualiste, et de la promotion de soi par projection en rafales de tweets vengeurs et de photos avantageuses. Les textes théoriques ont été livrés à la critique rongeuse des souris en même temps que les connaissances historiques. Le résultat de cette liquidation se voit dans les rues : “La cause palestinienne est la cause de ceux dont la cause est devenue vaine, a échoué, est prise en défaut. La cause Free Palestine est d’abord, à l’évidence, bien davantage le ciment idéologique d’une petite bourgeoisie urbaine vaguement déclassée et totalement libérée des interdits relatifs à l’antisémitisme : les manifestations anti-israéliennes attirent bien moins les banlieues que les diplômés précarisés du XIXe arrondissement”.

Le rejet de toute culture politique par les élites et par les polémistes des chaînes en continu et des réseaux sociaux conduit à la brutalisation du débat public. Quand la droite hurle au “terrorisme intellectuel” de la gauche à la manière des officines collabo de 1950, l’extrême gauche  appelle à la mobilisation contre le fascisme terrassé il y a quatre-vingt ans. Dans les deux camps, on assure la promotion des incendiaires qui nous conduisent à la décivilisation – cette négation du processus de civilisation, analysé par Norbert Elias, qui est à l’œuvre aux Etats-Unis depuis le 11 septembre 2001 et maintenant en Europe.

Votre livre serait remarquablement désespérant, cher Gaël, si vous ne nous disiez pas, dans votre conclusion, qu’il est possible de rassembler à nouveau le vieux Parti des Politiques né au XVIe siècle et qui s’était retrouvé autour du général de Gaulle. Ce projet de rassemblement n’est pas aberrant. Nous l’avions esquissé lors de la campagne de Jean-Pierre Chevènement et les énergies, aujourd’hui dispersées, ne sont pas perdues. Le Parti des Politiques existe en puissance et l’une de nos tâches est de tenir la chronique des travaux accomplis, quant aux analyses et aux propositions, et si possible de les enrichir. Encore faut-il avoir la capacité de passer de la puissance à l’acte, ce qui suppose la présence d’un maître d’œuvre lucide et décidé mais aussi, comme vous le souhaitez, un inlassable effort des citoyens-militants pour repenser et reconstruire notre société. A tout de suite, Gaël !                       

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1/ Gaël Brustier, La route de la décivilisation, La fin du national-populaire, Le Cerf, septembre 2025.

2/ Gaël Brustier, A demain Gramsci, Le Cerf, 2015.

Article publié dans le numéro 1307 de « Royaliste » – 21 septembre 2025.

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