Professeur d’histoire médiévale du monde musulman à l’université Paris-Ouest Nanterre, Gabriel Martinez-Gros expose une très remarquable philosophie politique de l’empire, à partir d’une reprise critique des thèses d’Ibn Khaldoun, théoricien de l’Etat et de l’histoire impériale à l’époque médiévale. Les monarchies nationales d’Europe s’en trouvent éclairées d’une autre manière.

La lecture de René Grousset reste indispensable mais il faut se faire une raison : il n’y a pas d’empire des steppes (1). Les cavaliers mongols, turcs, arabes, chinois, ont parcouru les steppes asiatiques dans tous les sens mais la construction de leurs empires supposait un Etat, une capitale, une population sédentaire soumise à l’impôt. Evidence rétrospective ? Non pas. Pour bien comprendre la logique impériale, il faut en revenir à son plus grand théoricien : Ibn Khaldoun (1332 – 1406) dont l’œuvre, aussi importante que celle de Thucydide, de Montesquieu, de Marx, est reprise et commentée par Gabriel Martinez-Gros dans un livre saisissant (2). Que dit ce philosophe de l’histoire, qui rencontra Tamerlan à Damas en décembre 1400 et eut de longues discussion avec le terrible conquérant ?

Pour Ibn Khaldoun, les grands empires sont l’œuvre de petites communautés tribales (‘assabiyya) pauvres et guerrières qui s’emparent, par leur vaillance, d’immenses territoires densément peuplés. Gabriel Martinez-Gros cite les Turcs Xiongnu, les Romains, les Grecs conduit par Alexandre de Macédoine, les Arabes contemporains de Mahomet, les Croisés, Gengis Khan…

La forme de l’empire se dessine lorsque la ‘assabiyya conquérante donne des limites à son territoire et l’organise comme s’il représentait toute la civilisation face à la barbarie.  Cette organisation implique l’institution d’une autorité politique capable de prélever l’impôt sur la population sédentaire. Elle implique aussi que la population du territoire unifié soit désarmée et que la fonction militaire soit confiée à une ‘assabiyya campée au-delà du limes, dans les marches de l’empire. Les Romains utilisent les Germains, les Ottomans recrutent leurs janissaires dans les Balkans, les Han ont recours aux Xiongnu, les Moghols mobilisent les Afghans… En expulsant la violence à l’extérieur de ses territoires, en préservant la séparation entre les producteurs et les guerriers, l’Etat impérial alimenté par l’impôt peut assurer aux sujets une prospérité économique souvent servie par l’innovation technique : «les Han, les Song, les Moghols ont contribué à inventer la soie, le papier, la poudre, la porcelaine, le thé, l’acier et la fonte ».

Avant la modernité, les politiques impériales qui échouent se placent hors de la pratique générale. Au lieu de protéger les populations qu’il a soumises, Gengis Khan ordonne des tueries et des destructions systématiques. Tamerlan (3) utilise la même technique de « l’extermination préventive » parce qu’il ne parvient pas à établir son autorité sur ses immenses territoires : il lui faut à tout prix éliminer d’emblée l’apparition de puissances rivales. Ces conquérants prodigieux ne sont pas des fondateurs et seuls réussiront, parmi leurs successeurs, ceux qui respectent la logique de l’Etat impérial : Djaghataï, deuxième fils de Gengis Khan, Chah Rukh, quatrième fils de Tamerlan et Babur, autre timouride qui fonda l’empire moghol.

Cependant, Ibn Khaldoun montre que les principes de la réussite des empires provoquent à terme leur effondrement : de la naissance de la dynastie à sa mort, il n’y a pas plus de trois générations de quarante ans chacune et cette durée de cent-vingt années se vérifie souvent dans l’histoire de l’Orient prémoderne. La monarchie impériale apporte la paix et la prospérité mais le désarmement et le luxe provoquent un amollissement général aggravé par la perte du sens de la conquête initiale. L’Etat paie des mercenaires pour assurer sa défense mais la fiscalité devient trop lourde. Ces faiblesses cumulées permettent l’assaut victorieux d’une nouvelle ‘assabiyya venue des confins….

La théorie d’Ibn Khaldoun vaut pour la Rome antique, Byzance, la Chine et les empires islamiques médiévaux mais pas pour l’Europe occidentale. « Après le XIe siècle, d’évidence, l’histoire de l’Europe échappe au schéma. Il se produit l’impensable : une population nombreuse, une civilisation urbaine émergent entre le XIe et le XIIIe siècle hors de la contrainte exercée par un Etat central despotique, hors de l’impôt ». Et Gabriel Martinez-Gros de souligner que « L’Europe, même la plus “absolutiste”, n’a pas achevé le désarmement de ses peuples, l’interdiction et l’éradication de la violence dans les masses productives qui délimitent la pertinence du système d’Ibn Khaldoun. Les monarchies européennes n’ont jamais atteint l’irénisme pacifiste de la Chine des Song, pas plus qu’elles n’ont réussi à abolir les libertés de leurs peuples ». Lorsqu’elles instituent le service militaire, les nations modernes excluent de facto le recours aux tribus mercenaires et le développement de leurs propres forces armées ne rend pas insupportable la pression fiscale.

L’empire est oriental, comme le despotisme, avant le XVIIIe siècle mais il faut se souvenir que cet Orient est aussi bien païen que chrétien ou musulman. Ensuite, on voit apparaître des empires européens qui échappent à la théorie d’Ibn Khaldoun : avec la révolution industrielle, la sédentarité est devenue une force et les empires, comme les nations, mobilisent massivement leurs populations. Il est vrai, cependant, que les empires français et britanniques des XIXe et XXe siècles mobilisent des groupes indigènes – Sikhs, Gurkhas, Sénégalais, Indochinois – mais sans prétendre résumer à eux seuls la civilisation.

Je ne peux suivre Gabriel Martinez-Gros lorsqu’il reprend la définition wébérienne de l’Etat comme « monopole de la violence légitime » car la légitimité est ce qui permet d’écarter la violence au profit de la force – mais c’est là un autre débat qui ne doit pas nous détourner des fortes conclusions de cette « Brève histoire des empires ». Elles sont subtilement exposées et je dois à regret les ramener à deux remarques majeures :

–   Les empires ont des structures comparables et ils s’inscrivent dans une même dynamique historique – qu’ils soient chinois, musulmans, romain ou byzantins. La religion musulmane n’a pas créé de nouvelles formes politiques et militaires ; elle est au contraire entrée dans celles qui la précédaient, avec parfois l’impulsion prophétique qui est propre à l’islam.

–  La civilisation islamique n’est pas plus violente que les autres. L’islam n’a connu que la forme impériale, protectrice et apaisante : « Les hommes de guerre peuvent bien satisfaire aux exigences du jihâd inlassablement prêché sur les chaires des mosquées, restaurer le sunnisme aux dépens du shiisme hérétique, reconquérir Jérusalem sur l’Infidèle : ils n’en doivent pas moins passer sous les fourches caudines de juristes et de clercs toujours sourdement hostiles à la soldatesque turque ». C’est pourquoi l’islam utilise deux langues dans l’exercice du pouvoir : l’arabe dans l’empire avant l’an 1 100, le turc osmanli à partir du XVIe siècle, le persan de l’Anatolie à l’Inde en passant par l’Asie centrale sont les langues utilisées par les politiques alors que les troupes des Mamelouks d’Egypte parlent turc et que les soldats parlent l’hindustani dans l’Inde du XVIIIe siècle.

–   Les empires musulmans n’en sont pas exemplaires pour autant. Les dynasties arabes, turques (et chinoises) s’imposent par la violence conquérante à des peuples qui leur restent étrangers et la toute-puissance protectrice s’exerce sans la moindre possibilité de partage sur un troupeau de sujets sur lesquels le souverain a droit de vie et de mort. Mais ce despotisme n’est pas durable : « …les souverains issus d’une ‘assabiyya tribale, ne se font empereurs et garants du monde sédentaire qu’au prix d’une véritable conversion, de la steppe à la ville, de la guerre au palais, d’une mutation génétique qui tue leur lignée au terme de quelques générations ».

Les monarchies européennes de l’époque médiévale et de l’âge classique offrent un modèle à tous égards préférable au despotisme impérial : le roi est né sur la même terre que ses sujets et il peut former une dynastie nationale. Le pouvoir royal est fondé sur le droit, qui garantit la vie et les biens des habitants du pays. A l’opposé de l’esprit de conquête, les guerres ont des objectifs limités. Telles sont les raisons majeures de la permanence dans le temps des dynasties nationales qui ne reconnaissent ni l’opposition entre le monarque et le peuple, ni la division entre le sédentaire et le tribal. Les dynasties européennes fondent une légitimité dont le droit impérial interdit la naissance.

Issus des dynasties royales, les Etats démocratiques modernes ont accompli le projet de pacification que les empires avaient manqué et Gabriel Martinez-Gros décrit la mondialisation comme un « système de sédentarisation universelle » par l’effet de l’urbanisation, de la scolarisation et de la réduction du nombre d’enfants par couple… qui touchent également les pays de tradition musulmane. Cette pacification n’est pas complète : aux groupes islamistes qui animent des dissidences plus ou moins durables mais toujours incapables de gagner des majorités, s’ajoutent les territoires physiques et virtuels sur lesquels opère le crime organisé. Ce n’est pas une gouvernance mondiale qui triomphera de ces menaces. Il faut des Etats disposant d’une légitimité populaire, qui leur permettra de mettre en œuvre les moyens adéquats – sans recourir à une violence toujours illégitime.

***

(1)   René Grousset, L’empire des steppes, Payot, première édition 1938.

(2)   Gabriel Martinez-Gros, Brève histoire des empires, Comment ils surgissent, comment ils s’effondrent, Seuil, 2014. Toutes les citations sont tirées de cet ouvrage. Voir aussi, du même auteur : Ibn Khladûn et les sept vies de l’Islam, Sindbad – Actes Sud, 2006.

(3)   Cf. sur mon blog : https://bertrand-renouvin.fr/lettre-de-tachkent-chronique-94/ et https://bertrand-renouvin.fr/lettre-de-samarkand-chronique-93/

 

Article publié dans le numéro 1062 de « Royaliste » – 2014

 

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