Lieutenant en 1940, le professeur Jankélévitch révoqué par Vichy fut soldat dans l’Armée des ombres. Il refusa de pardonner aux nazis et aux Allemands pour demeurer fidèle au peuple des camps. Il composa sa philosophie des vertus, de la mort, de la musique, du « je-ne-sais-quoi » et du « presque rien » sans cesser de lutter contre toutes les formes d’oppression.
Lorsque la guerre éclate, Vladimir Jankélévitch est l’un des plus beaux espoirs de l’Université française. Né en 1903 à Bourges, fils de deux émigrés juifs qui avaient fui les pogroms russes, il est reçu premier à l’agrégation de philosophie en 1926 et son premier livre, consacré à Bergson, rencontre la faveur du public. Lieutenant d’infanterie, il est blessé à Mantes en juin 1940. C’est ce Français exemplaire qui est révoqué le 18 juillet. La veille, Vichy a adopté une « loi » stipulant que « nul ne peut être employé dans les administrations de l’État s’il ne possède pas la nationalité française, à titre originaire, comme étant né de père français » ce qui est le cas du lieutenant Jankélévitch, naturalisé à l’âge de un an (1). Il est destitué à nouveau par le premier Statut des Juifs du 3 octobre 1940 qui interdit aux juifs français d’enseigner. Sa participation à la Résistance sera aussi discrète que déterminée. Il échappe à tous les dangers, sa famille n’est pas déportée et c’est cette chance inouïe qui lui impose le « devoir sacré de témoigner » contre le racisme et l’antisémitisme et contre toutes les formes d’oppression dans la fidélité à la Résistance, à la Russie – il a obtenu le diplôme de russe en 1925 – et dans une relation aussi essentielle que douloureuse à Israël.
La publication des textes inédits de Vladimir Jankélévitch (2) permet de découvrir ou de retrouver ces gestes de commémoration et d’indignation. Les paroles qu’il a adressées aux rescapés de la Solution finale et à ses camarades de la Résistance forment une grande leçon de philosophie pratique que chacun peut méditer avant d’ouvrir ou de rouvrir les livres du métaphysicien et du moraliste.
Cette morale est en actes. Il faut faire ce que l’on doit. Il faut faire ce que l’on dit. Kantisme ? Pas vraiment. Evoquant la mémoire de Jean Cavaillès, philosophe des mathématiques fusillé en 1944, Vladimir Jankélévitch dit que « l’impératif catégorique n’avait cette efficacité souveraine que parce que Cavaillès était un homme de passion.» La Résistance, c’est cet héroïsme définit comme « une étrange dignité devant la mort, un sérieux profond sans aigreur, une simplicité où l’on ne perçoit aucune fausse note » à l’opposé de ce philosophe de l’Engagement qui a fait jouer ses pièces sous l’Occupation – ô Jean-Paul Sartre – et attendu la fin des combats pour publier des proses martiales.
Quant à l’Allemagne, l’auteur du Traité des vertus, fut d’une extrême rigueur. Très vite après la guerre, certains cherchèrent à solder les comptes au plus vite et aujourd’hui le discours dominant réduit l’occupation allemande au nazisme. Certains Allemands en profitent pour se poser comme un peuple doublement victime des totalitarismes nazi et stalinien – alors que les Français n’en ont connu qu’un seul ! Vladimir Jankélévitch a quant à lui refusé de serrer des mains allemandes, de lire des philosophes allemands, de jouer de la musique allemande, de fouler le sol allemand. Il ne demandait pas qu’on l’imite et admirait les rescapés des camps qui se grandissaient encore en acceptant de nouer des relations normales avec les Allemands. Pour lui, le pardon était mort dans les camps de la mort. De beaux esprits lui reprochèrent ce ressentiment, comme s’il fallait prendre la précaution de ne pas vexer un peuple qui avait massivement soutenu les hitlériens ! Vladimir Jankélévitch avait la nuque moins raide qu’on ne l’a dit. Il a attendu toute sa vie un mot de repentir des philosophes et des moralistes allemands mais rien n’est venu. Et il a vu les disciples de Heidegger se plaindre qu’on calomniait leur dieu, alors que le philosophe s’était tu pendant la guerre comme après, lorsqu’on sut comment l’Allemagne exterminait les Juifs et l’ensemble de ses ennemis. En juin 1980, cinq ans avant sa mort, Vladimir Jankélévitch reçut une lettre d’un jeune allemand qui voulait obtenir son pardon. Il fut « reçu avec émotion comme le messager du printemps ».
Seuls les saints peuvent encore pardonner, car le pardon est infini, disait Vladimir Jankélévitch qui vécut l’impossibilité de pardonner comme un drame dont il tira plus qu’une réflexion philosophique : une méditation fondée sur l’éthique juive et chrétienne. Contre Socrate, qui estime que nul n’est méchant volontairement, l’auteur du Pardon (3) dit qu’il y a des coupables qui commettent l’inexcusable par pure méchanceté. Mais on ne pardonne pas au coupable parce qu’il est coupable car il y aurait alors amour pervers du coupable. Et l’on ne pardonne pas au coupable bien qu’il soit coupable car ce serait suggérer que seule l’innocence est digne d’un pardon dont elle n’a évidemment pas besoin ! Pour sortir de l’abîme des ambiguïtés et des arrière-pensées, il faut, si nous en sommes capables, que le pardon soit en acte gratuit, surnaturel en raison de cette gratuité.
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(1) C’est à ce type d’ignominie que nous préparent ceux qui dénoncent aujourd’hui les « Français de papier ».
(2) Vladimir Jankélévitch, L’esprit de résistance, Textes inédits, 1943 – 1983. Textes réunis et présentés par Françoise Schwab, avec les contributions de Jean-Marie Brohm et Jean-François Rey. Albin Michel, 2015.
(3) Ouvrage repris dans Philosophie morale, Flammarion, 1998.
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