« La démocratie est le pire de système de gouvernement, à l’exception de tous les autres qui ont pu être expérimentés » (Winston Churchill). Le moins que l’on soit autorisé à dire est que la démocratie ne constitue pas un bien acquis pour l’éternité. Tel le bonheur, elle relève de la quête permanente d’un objectif presque inatteignable. Tel le jardin de Voltaire dans Candide, elle doit être cultivée. Chaque citoyen – les dirigeants au premier chef – doit prendre sa part pour faire progresser la société vers cet idéal. Et l’Histoire montre que ce n’est pas chose aisée surtout par ces temps de grand bouleversement du monde. Outre le fait que son champ d’action géographique se réduit comme peau de chagrin, sa mise en œuvre dans chacun des États qui s’en prévaut est loin d’être un long fleuve tranquille. Et ceci vaut tout particulièrement pour la patrie autoproclamée des droits de l’homme au XXIe siècle. En France, au cours des dernières années, des derniers mois, un gouffre se creuse de plus en plus entre la théorie exigeante de la démocratie et sa pratique de plus en plus négligente.
DÉMOCRATIE : UNE THÉORIE EXIGEANTE
Mais, de quoi parlons-nous au juste ? Un bref retour au droit constitutionnel s’impose. Qu’est-ce qu’une démocratie au sens étymologique du terme ? Ce concept vient du grec ancien par la combinaison de « dêmos » (le peuple) et de kratos » (le pouvoir). Le père de la démocratie serait le grec Solon (640 à 558 avant J. C. De manière générale, il s’agit d’une forme de gouvernement dans laquelle la souveraineté appartient au peuple. L’article 3 de la Constitution du 4 octobre 1958 (celle de la Ve République) déclare que : « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum ». Ses représentants sont le président de la République, le gouvernement et le Parlement (Assemblée nationale et Sénat). Pour fonctionner harmonieusement, le système est fondé sur la base de la séparation et de l’équilibre des pouvoirs (concept anglo-saxon de « checks and balances ») de manière à prévenir toute dérive autoritaire. Rappelons qu’il n’existe pas, dans notre pays, de pouvoir judiciaire, mais une « autorité judiciaire » (titre VIII de la Constitution) qui doit trouver sa juste place (ni trop, ni pas assez) dans cet édifice institutionnel complexe. Et cela n’est jamais facile si l’on veut éviter de tomber dans le travers d’un gouvernement des juges.
Traditionnellement, on distingue deux formes de démocratie : la participative et la représentative. Dans la première, l’essentiel des décisions sont prises directement par les citoyens. Dans la seconde la volonté des citoyens s’exprime à travers des représentants qui établissent les lois (pouvoir législatif) et les font appliquer (pouvoir exécutif). Tel est le cas de la France. On imagine aisément que l’équilibre entre les différents pouvoirs s’avère souvent instable surtout lorsque le président de la République est omniprésent dans la vie politique. L’on pourrait dire qu’il existe autant de formes de démocratie qu’il existe de pays démocratiques. Même si le concept de démocratie peut donner lieu à des interprétations différentes (signification de la souveraineté populaire et de son application ; diversité des régimes qui s’en revendiquent), il existe un dénominateur commun, celui de l’équilibre existant et recherché constamment entre les différents pouvoirs pour protéger les citoyens de l’autoritarisme … même si l’idéal n’est pas de ce monde. Les pays anglo-saxons et les pays nordiques en sont des exemples tangibles dont nous devrions souvent nous inspirer tout en ne perdant pas nos spécificités. Leur pragmatisme est souvent le gage de leur efficacité. Au lieu de copier leurs travers, inspirons-nous de leurs qualités !
Or, en France, comme souvent, il y a loin de la coupe aux lèvres, de l’affichage à la pratique.
DÉMOCRATIE : UNE PRATIQUE NÉGLIGENTE
Après l’instabilité structurelle du régime parlementaire de la Quatrième République (1944-1958), le général de Gaulle, de retour au pouvoir en 1958, a un objectif simple : renforcer le pouvoir exécutif pour que la France retrouve stabilité intérieure et crédibilité extérieure. La réforme constitutionnelle de 1962, adoptée par la voie référendaire, débouche sur l’élection au suffrage universel du président de la République, lui conférant une légitimité et une autorité indéniable qu’il n’avait jamais eu auparavant. Ainsi, notre pays, au fil des alternances, se transforme petit à petit en monarchie républicaine. Celle-ci est plus ou moins prononcée en fonction de la personnalité propre des chefs de l’État successifs. On l’aura compris, l’impulsion vient désormais du pouvoir exécutif au détriment du pouvoir législatif, souvent cantonné au rôle de chambre d’enregistrement des souhaits du président de la République et de son gouvernement. Dès lors, est posée avec plus ou moins d’acuité la question lancinante de la réalité, de l’effectivité de la séparation et, surtout, de l’équilibre des pouvoirs (dans notre pays), clé de voûte de toute démocratie digne de ce nom. Ne peut-on, à l’occasion, parler d’une démocrature (contraction de démocratie et de dictature) pour qualifier le système français ? Sans aller jusque-là, la pratique jupitérienne de l’exercice du pouvoir pose un très sérieux problème au regard du concept même de démocratie. Quid de la situation à l’issue du second mandat présidentiel d’Emmanuel Macron ? Le pire n’est jamais certain. Arrêtons-nous quelques instants sur les principaux traits de la démocratie de l’actuel chef de l’État.
Depuis son accession à la tête de l’État, Emmanuel Macron, président bavard, développe une conception originale de la démocratie[1]. Tous les pouvoirs sont concentrés à l’Élysée. Pire encore dans les mains d’un seul homme qui décide de tout en lieu et place de son gouvernement et de son parlement. Ses principales manifestations sont les suivantes : verticalité du pouvoir ; usage inhabituel de la procédure de l’article 49.3 de la Constitution permettant l’adoption au forceps d’un texte par le gouvernement (budget, réforme des retraites…) ; mépris du pouvoir législatif qui n’a pas son mot à dire sur des sujets d’importance (Cf. implication militaire croissante dans le conflit russo-ukrainien) ; alignement du Conseil constitutionnel et du Conseil d’État[2] sur les Diktats du Prince ; dédain de l’administration et de ses fonctionnaires (Cf. réforme de l’ENA en INSP) dont les avis peuvent être utiles pour éviter bévues, rétropédalages, incidents diplomatiques et autres plaisanteries de ce genre … ; mise au pas des médias à la parole trop libre et critique (Cf. débat autour de l’impartialité de l’information donnée par la chaîne d’information en continue CNews mettant l’ARCOM dans l’embarras). Et cette liste n’est pas exhaustive. Mais, en dépit de cela, le pouvoir exécutif ne se prive pas de donner, à jet continu, des leçons de démocratie à la planète entière. Un regard aussi objectif que possible démontre l’ampleur du décalage entre la perception française de sa pratique de la démocratie et les réalités telles que nous les renvoient nos partenaires, y compris les plus bienveillants à notre endroit. Les foucades du président de la « nation indispensable » amusent souvent, irritent parfois nos interlocuteurs.
DÉMOCRATIE POTEMKINE ?
« Le Bal des illusions. Ce que la France croit, ce que le monde voit »[3]. Le titre de cet ouvrage paru récemment traduit parfaitement la réalité du décalage entre une France rêvée par ses dirigeants et une France vécue par ses citoyens et jugée par le reste du monde. Elle met en évidence la médiocrité des éternels donneurs de leçons. La France actuelle excelle dans son rôle de maître de l’incohérence. Elle s’enivre de mots pour oublier les vérités qui fâchent. Il est grand temps de mettre un terme à cette dissonance acceptée par pusillanimité. Il nous faut tirer un trait sur les blocages institutionnels inhérents au fonctionnement de notre système politique[4]. À cette fin, il est indispensable de passer de l’ambition d’être une démocratie exemplaire à l’action afin d’y parvenir effectivement. In fine, la seule question qui vaille d’être posée peut se résumer par la formule suivante : vous avez dit démocratie française[5] !
Jean DASPRY
(Pseudonyme d’un haut fonctionnaire)
Docteur en sciences politiques
Les opinions exprimées ici n’engagent que leur auteur
[1] Maroun Eddé, Emmanuel Macron perçoit l’Etat comme un contre-pouvoir qu’il faudrait « ubériser », Le Monde, 19 avril 2024, p. 26.
[2] Roseline Letteron, Impartialité : le Conseil d’Etat protecteur des libertés du Conseil d’Etat, www.libertescheries.blogspot.com , 16 avril 2024.
[3] François d’Alanson/Richard Werly, Le Bal des illusions. Ce que la France croit, ce que le monde voit, Grasset, 2024.
[4] Nicolas Baverez , Sortir la France de l’impasse, Le Figaro, 22 avril 2024, p. 17.
[5] Valéry Giscard d’Estaing, Démocratie française, Fayard, 1974.
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