Zone euro : Le chaos grec

Nov 12, 2012 | Union européenne

 

Historien et anthropologue, ancien correspondant en France de la revue Némésis, Panagiotis Grigoriou montre dans le film « Khaos, les visages humains de la crise grecque » la catastrophe qui frappe son pays. L’entretien qu’il nous a accordé permet de comprendre que le chaos grec n’est pas une récession ordinaire : les diktats de la troïka ont créé une situation nouvelle, un nouveau rapport au temps, aux êtres et aux choses… Panagiotis Grigoriou publie régulièrement ses observations sur son blog Greek Crisis.

Royaliste : En quoi la crise grecque est-elle spécifique ?

Panagiotis Grigoriou : En Grèce, nous sommes entrés dans une époque différente de la vôtre et nous vivons une temporalité qui est en avance sur la vôtre. J’ai résidé en France jusqu’en 2008 et, de retour à Paris en avril dernier, je me retrouve dans la situation de l’anthropologue : le quotidien, le temps perçu, les petits gestes de la vie quotidienne sont tout à fait différents de ce qu’ils sont en Grèce. En deux ans, la société grecque a perdu sa maîtrise sur le temps – sur le temps de l’avenir immédiat comme sur le temps de l’avenir tout court, sur le temps projeté comme sur le temps organisé. C’est vrai pour le temps personnel et familial – on ne peut plus se dire qu’on va faire un achat la semaine prochaine – comme pour l’organisation du temps politique et économique. C’est là un problème grave et pour le moment insoluble : à partir du moment où cette perception du temps est modifiée, la société peut prendre de nouvelles orientations, parfois chaotiques.

J’avoue que je ne m’attendais pas à une mutation aussi rapide. Lorsque le premier Mémorandum a été adopté en mai 2010, beaucoup de Grecs ont pensé que le pays était dans le provisoire et on nous expliquait qu’il fallait attendre une petite année avant de retrouver la logique habituelle du financement par les marchés. Mais au bout de 12 à 18 mois, les Grecs ont compris qu’il ne s’agissait pas d’une politique classique d’austérité mais d’une situation tout à fait nouvelle, sans retour possible en arrière. Pour moi, c’est une situation de guerre.

Royaliste : Pouvez-vous préciser ?

Panagiotis Grigoriou : Regardons les chiffres : le PIB grec a diminué de 20 % en deux ans, et c’est un taux qu’on retrouve dans les pays qui sont en guerre. Il y a un chômage très important : 25 % officiellement, probablement 30 %. Un tiers du petit et moyen commerce est déjà détruit. Les revenus ont diminué entre 30 et 50 % en deux ans et les prix ont augmenté tandis que les dettes privées auprès des banques continuent de courir. Une partie de la classe moyenne est déjà détruite.

Prenons l’exemple d’un de mes cousins, qui est professeur de mathématiques dans le privé : son salaire a été divisé par quatre depuis 2010 – il gagnait par mois 1 900 euros nets, il n’a plus que 450 euros. Il y a deux ans, il payait un euro le litre d’essence sans plomb 95 mais nous approchons maintenant les 2 euros, suite au rajout de plusieurs taxes. Comme mon cousin est propriétaire de son appartement, il reçoit une feuille d’impôts qu’il ne peut pas payer avec son salaire. Il lui faut donc utiliser l’épargne qu’il a accumulée en vingt ans de travail… mais il se demande comment il fera lorsque ses économies seront épuisées. Sa compagne qui est secrétaire a perdu son emploi il y a six mois : elle gagnait 1 350 euros et elle a trouvé un travail à 750 euros nets par mois.

Parfois, nous nous demandons s’il y a encore une monnaie dans notre pays. Il n’y a plus tellement de circulation de masse monétaire et de plus en plus d’entreprises ont recours au troc. Les salariés n’ont pas d’argent et le petit commerce est en train de mourir.

Royaliste : Assiste-t-on en même temps à une mutation politique ?

Panagiotis Grigoriou : Oui. Le système politique qui fonctionnait avec les droites et les gauches s’est lui aussi effondré. Les gauches ont compris que le Grand Soir ne procèdera pas automatiquement de la destruction de la société grecque. Ce sont des liens sociaux qui ont été détruits – y compris les liens politiques qui supposent un minimum d’activité économique. Certains de mes amis, qui ont milité à gauche pendant des décennies, pouvaient agir tout simplement parce qu’ils recevaient un salaire. Lorsque tout s’est effondré, ils se sont retrouvés en situation de survie et ils ont été obligés de chercher de quoi manger avec dix euros pour passer la semaine, de trouver du bois pour se chauffer parce qu’on ne peut plus acheter de fioul… Quand on ne peut plus s’acheter un ticket de métro, on ne peut plus aller manifester ni même rencontrer ses camarades. Je pense plus particulièrement à l’un des mes amis qui n’est pas passé à droite mais qui, comme beaucoup de Grecs, se trouve maintenant dans une méta-gauche.

Que l’on soit de droite ou de gauche, la perte de confiance dans le système politique est extraordinaire. Les partis politiques classiques sont discrédités, et plus généralement le Parlement. Tout le monde voit que les partis opposés au Mémorandum n’ont rien pu faire, tout le monde voit que les méthodes habituelles de contestation sont inefficaces. N’oublions pas que, pour faire grève, il faut travailler ! Quant à la presse, indispensable à la vie démocratique, elle est dans une situation critique. Un tiers des journalistes du pays ont été licenciés. Dans les rédactions, certains travaillent mais ne sont plus payés depuis des mois ou ont vu leur salaire brutalement diminué : cela ne tient pas à un patronat qui voudrait maximiser ses profits, selon l’analyse marxiste, mais aux difficultés réelles que rencontrent les entreprises de presse.

Royaliste : Comment avez-vous vécu la période électorale ?

Panagiotis Grigoriou : La crise grecque est un coup d’État permanent, avec des accélérations soudaines. Entre mai 2011 et juin 2012, il y a eu un temps d’ouverture avec le mouvement des Indignés, qui allait de l’extrême droite à l’extrême gauche. Ce mouvement a été brutalement réprimé et il s’est effondré mais nous pensions qu’il y aurait une ouverture politique. Vous vous souvenez de la question tragi-comique du référendum de Papandréou et du départ de ce dernier. Un nouveau gouvernement a été formé par Papadémos avec le PASOK, la Nouvelle démocratie et un parti d’extrême droite. Les élections ont été retardées, ce qui a désorganisé les luttes politiques car on attendait de semaine en semaine la date de la consultation.

Pendant ce temps, un deuxième Mémorandum a été adopté. Lorsque les élections ont été enfin organisées pour le mois de mai et ensuite de juin dernier, les forces politiques hostiles au Mémorandum n’ont pas pu ou pas voulu s’organiser. Vous connaissez le résultat de ces élections qui se sont déroulées dans un climat de chantage et de violence inconnu depuis les élections de 1946 qui avaient précédé la guerre civile : coalition du PASOK, de la Nouvelle démocratie et de la Gauche démocratique qui a quitté la gauche radicale ; apparition d’une gauche radicale avec SYRIZA. Et puis il y a cette nouvelle formation d’extrême droite qui s’appelle L’Aube dorée. C’est un mouvement politique ancien, fortement inspiré par le nazisme, très influent dans la police, qui récupère les idées de la Grèce des Colonels et de l’extrême droite de l’après-guerre. L’influence de ce mouvement, qui recrute parmi les anciens cadres de la dictature et dans la jeunesse défavorisée, ne cesse de grandir.

Royaliste : L’opinion publique reste-t-elle favorable à l’euro ?

Panagiotis Grigoriou : Pendant la campagne électorale, l’opinion publique a été l’objet d’un véritable matraquage de la part de dirigeants grecs et étrangers qui affirmaient que la sortie de l’euro serait une épouvantable catastrophe. Aujourd’hui, de nombreux citoyens pensent qu’il faut rester dans la zone euro mais on voit apparaître une tendance hostile à la monnaie unique. Le problème de fond est politique : le Premier ministre n’a pas la volonté de décider la sortie de l’euro et le chef de la gauche radicale ne se déclare pas partisan d’un retour à la monnaie nationale. L’aile gauche de SYRIZA est très critique vis-à-vis de cette attitude officielle mais il n’y a pas plus de plan B à gauche qu’à droite.

Royaliste : Comment percevez-vous le jeu allemand en Grèce ?

Panagiotis Grigoriou : C’est un autre aspect de la crise grecque : notre petit pays perd ce qui lui restait de souveraineté. Hans Joachim Fuchtel, secrétaire d’État auprès du ministre du Travail dans le gouvernement allemand et envoyé spécial de la chancelière, est installé en Grèce et sillonne le pays en passant des accords directs avec les collectivités locales pour moderniser le pays selon un cahier des charges que personne ne contrôle. Il y a à l’ambassade d’Allemagne en Grèce des réunions avec des hommes politiques, des hommes d’affaires et des journalistes où l’on prend des décisions qui ne sont pas non plus contrôlées démocratiquement. De plus, l’État allemand a attribué un budget aux partis politiques du pays pour qu’ils inaugurent des fondations en Grèce. Ces coïncidences montrent que nous n’avons plus la maîtrise de nos affaires et que le dossier grec sera pour l’essentiel géré par l’Allemagne. Cette situation est mal vécue, d’où les violentes manifestations qui ont accueilli Angela Merkel au mois d’octobre.

Si nous mettons à part les considérations économiques liées à la crise globale et les considérations liées à la caste dirigeante grecque et à sa corruption, il reste la question de notre souveraineté. Nous ne sommes plus dans la construction européenne telle qu’elle avait été envisagée avant la réunification allemande. Nous sommes en train de passer à une autre conception, qui est inquiétante pour la Grèce comme pour les pays du sud frappés de plus en plus durement par la crise.

La Grèce devient une zone franche, dans laquelle la Constitution n’est plus respectée, où les salaires sont fixés sans aucun respect des conventions collectives et où la protection de l’environnement et de l’architecture est de plus en plus souvent ignorée. En fait, l’Allemagne veut une petite Chine en Europe avec une piscine chauffée – la mer Égée – plus des îles pour mettre des éoliennes et des plaques photovoltaïques. Il y a un projet allemand d’exploitation des îlots grecs de la mer Égée qui pourraient devenir des sites à vocation industrielle, alors que ce sont pour moitié des lieux naturels protégés et que certaines îles sont des sites archéologiques qui restent à explorer.

Les Allemands ont réussi à faire de la Grèce un exemple : celui d’un pays fautif, qu’ils punissent et qu’ils administrent à leur guise.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 1022 de « Royaliste » – 12 novembre 2012.

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