L’arrogance politique de la classe dirigeante s’appuie sur l’arrogance théorique d’une caste d’économistes qui disent connaître les vraies lois de « l’économie de marché ». Ces prétendus savants et leurs maîtres ont en fait fabriqué une idéologie bardée de mathématiques qui n’a prouvé son efficacité que sur un seul point : sa capacité de destruction des sociétés humaines dont les Français, parmi tant d’autres peuples, font la cruelle expérience. C’est ce que montre David Cayla dans un livre indispensable (1).

Nous avons besoin de théories. Mieux : nous ne pouvons pas vivre sans théories, c’est-à-dire sans systèmes cohérents d’explications de ce qui nous arrive et de ce qui arrive dans le monde. Ces systèmes sont multiples parce que le « réel » nous échappe toujours d’une manière ou d’une autre. Le « pragmatisme » toujours invoqué est un leurre, de même que la « soumission aux faits ». Tout comme l’artilleur qui passe par un calcul abstrait pour atteindre sa cible, nous avons besoin de théories dès lors que nous nous fixons un objectif concret. Toute la question est de savoir si la théorie proposée permet de rendre compte de phénomènes concrètement observés ou vécus.

Les économistes de l’école dominante disent qu’ils ont la réponse, complète, voire totale, et rigoureusement scientifique. De fait, alors qu’on proclamait dans les années quatre-vingt-dix la mort des idéologies et la fin des grands récits, un nouveau dogme théorique et pratique s’est imposé. Les héritiers des fondateurs classiques et néo-classiques (libéraux et néo-libéraux) de leur discipline ont affirmé qu’ils pouvaient s’appuyer sur les lois de la science économique, pour formuler des prescriptions valables en tous temps et en tous lieux sur le marché mondialisé. Tenues pour évidentes, ces solutions réputées « orthodoxes » sont reprises et appliquées par les gouvernements et les institutions internationales depuis bientôt quarante ans, sans que les économistes « hétérodoxes » puissent se faire entendre.

Jeune professeur d’économie, David Cayla dénonce et démonte cette doctrine officielle avec rigueur et courage. Un courage d’autant plus admirable qu’il ose critiquer le chef de l’école, Jean Tirole, qui réside sur l’Olympe des prix « Nobel » d’économie d’où il fulmine ses décrets d’apparence scientifique, assortis de pratiques sectaires. Les honneurs, les formules mathématiques et le fameux « consensus des économistes » ont une force intimidante dont David Cayla débarrasse méthodiquement ses lecteurs. Les étudiants le liront crayon à la main pour bien saisir les incongruités des manuels officiels. Les militants y trouveront des repères solides dans l’histoire de la pensée économique – aujourd’hui abusivement simplifiée – et des arguments imparables qu’ils pourront opposer aux dogmatiques de boulevard, aux « experts » médiatiques et aux députés macroniens lorsqu’ils viennent sur le terrain pour défendre les « réformes ».

Commençons par le dogme. Mais quel dogme ? Certains chroniqueurs, pour faire les malins, citent Adam Smith et sa fameuse « main invisible » qui articule les intérêts individuels et l’intérêt général. Ils oublient de dire que Smith s’intéresse peu au fonctionnement des marchés : pour lui, la richesse vient du travail et il faut travailler à « enrichir à la fois le peuple et le souverain » par la croissance de l’économie. Ce sont les autres économistes classiques – Malthus, Ricardo – qui sont partisans des bas salaires et de l’abolition de la protection sociale. C’est aux économistes néo-classiques (Alfred Marshall, Léon Walras) que l’on doit l’invention de la théorie du marché, à la fin du 19ème siècle. Tout le monde apprend à l’école et entend répéter dans les médias que le marché est le point de rencontre entre l’offre et la demande qui parviennent à un parfait équilibre exprimé par un prix. Le système des prix d’équilibre permet une allocation optimale des ressources dans une économie parfaitement concurrentielle. Puisque le Marché produit la vraie valeur – la fameuse « vérité des prix » – tout doit être mis en concurrence : les biens et les services produits, la monnaie, le travail, mais aussi les Etats soumis à la « compétitivité ». C’est cette belle construction marchande que David Cayla s’emploie à hacher menu.

Commençons par la fameuse « loi de l’offre et de la demande ». Elle ne résiste pas aux constats que chacun peut faire en allant faire son marché. Lorsqu’il note les prix de plusieurs produits agricoles sur plusieurs années, David Cayla voit que le prix du poireau chute de 22{9ef37f79404ed75b38bb3fa19d867f5810a6e7939b0d429d6d385a097373e163} en 2014 malgré une offre en baisse et une demande en hausse. Quant au prix de la cerise, il augmente très fortement en 2015 et 2016 malgré une demande en baisse. Placés devant la complexité des échanges réels, les économistes néo-classiques sauvent leur « loi » par un procédé anti-scientifique : tantôt ils affirment que le prix est la cause de l’équilibre obtenu entre l’offre et la demande, tantôt ils soutiennent que le prix est la conséquence de l’adaptation de l’offre et de la demande. Une explication qui marche à tous les coups sur des ensembles de données contradictoires, c’est une argutie qui ne tient pas debout !

Il faut donc en venir à une interrogation générale : puisque les marchés des villes et des villages ne fonctionnent pas selon la « loi » invoquée par les économistes officiels, que vaut la théorie du Marché défini comme système d’allocation de ressources rares par l’effet de la concurrence ? David Cayla répond que cette théorie est aussi parfaite que le Marché qu’elle décrit mais que ce modèle et ses mécanismes automatiques de régulation n’ont pas de rapport avec le fonctionnement observable de l’économie.

La doctrine néo-classique affirme que le Marché est animé par des agents rationnels qui cherchent à satisfaire leurs besoins au vu des prix mais elle ignore tous les actes résultant de désirs – généralement déraisonnables ! Cette doctrine ne veut pas prendre en compte le rôle joué par les firmes dans la définition des prix et dans la construction de la demande de leurs produits par la publicité sur l’innovation, sur la qualité… et elle ne veut pas voir le poids des rapports de force entre les groupes sociaux dans l’établissement des prix. Le Marché ne fonctionne pas comme une théorie s’efforçant de rendre compte des mouvements de la société et des comportements individuels et collectifs mais comme idéologie destinée à faire entrer les faits sociaux dans un moule. Une moule idéologique violemment plaqué sur les sociétés mais qui fiche le camp par tous les bouts.

La « concurrence libre et non faussée » n’est pas une garantie d’efficacité. Dans le domaine de l’électricité, c’est le monopole EDF qui a été innovant. En revanche, la libéralisation du fret ferroviaire n’a pas empêché le déclin de ce secteur. Et la SNCF, comme chacun sait, a complètement détruit son système de prix. Dans le domaine agricole, écrit David Cayla, on constate « un rapport de forces inégal entre d’une part les grands acheteurs, qui se livrent eux-mêmes à une rude concurrence les uns envers les autres, et d’autre part les agriculteurs qui n’ont aucune influence sur le prix des marchandises qu’ils offrent, lesquels tombent parfois en-dessous du coût de production ».

Les bienfaits du libre-échange font partie des hypothèses non vérifiées. La France doit à cette « libéralisation » ses déroutes industrielles et la ruine progressive de son agriculture. David Cayla observe que les traités commerciaux – par exemple le CETA entre le Canada et Bruxelles – « mettent en concurrence non pas les producteurs mais les réglementations. En libéralisant le commerce, on favorise en fait les économies les plus permissives en termes sociaux et environnementaux et on empêche les Etats de revenir en arrière en règlementant davantage, puisque toute nouvelle restriction sera vécue comme un frein à la compétitivité et nuira à la rentabilité des producteurs concernés. »

L’allocation de ressources est tellement optimale, dans « l’économie de marché », qu’on voit reparaître des pénuries. Pénurie de médicaments en France à l’automne 2018. Pénurie de beurre longuement étudiée par David Cayla qui démontre que le problème est venu d’opérations de vente et d’achat sur deux marchés distincts – le beurre et le lait – alors qu’ils sont étroitement liés puisqu’il faut du lait pour produire du beurre.

L’économie de marché, ça n’existe pas. Il y a des économies centralisées et des économies décentralisées – la nôtre a toujours été décentralisée même quand elle a bénéficié après-guerre de la planification et des nationalisations. Ceux qui assurent le fonctionnement de ces économies nationales ou impériales ne peuvent pas être réduits à l’état de producteurs et de consommateurs. Ce sont des êtres humains qui partout dans le monde et à quelques exceptions près, œuvrent dans le souci éminent de la dignité. Dans de belles et justes pages, David Cayla évoque ces employés de la météorologie zaïroise qui faisaient leur travail avec un soin exemplaire sans être payés, de même que ces employés des services publics russes dans la période abominable du « passage au marché ». Aujourd’hui, nous voyons le personnel des services de santé travailler jusqu’à l’épuisement, non pour maximiser ses gains, mais pour soigner les malades.

Jusqu’à présent, le système fondé sur la doctrine néo-classique ou néo-libérale (2) a tenu parce que des masses considérables de travailleurs n’ont pas agi comme des « agents économiques » égoïstes mais comme des personnes ayant le goût du travail bien fait par souci des autres. Pour celles-ci et pour le pays tout entier, David Cayla esquisse une politique démocratique impliquant une économie remise au service de la collectivité politique. Une esquisse à préciser dans un prochain livre ?

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(1) David Cayla, L’économie du réel, Face aux modèles trompeurs, Deboeck supérieur, 2018. Préface de Philippe Askenazy.

(2) Nous disons que ce système est « ultralibéral » pour souligner son extrémisme.

 

 

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