Editeur, cinéaste, journaliste et historien, François-Marin Fleutot avait consacré en 2000 un ouvrage aux royalistes engagés dans la Résistance. Dans un livre tout récemment publié (1), il étudie l’attitude et les engagements, pendant la Seconde Guerre mondiale, des députés et sénateurs qui avaient été élus en 1936.
La véritable signification du vote des pleins pouvoirs à Philippe Pétain est trop souvent masquée par deux clichés : celui, polémique, de « la Chambre du Front populaire » qui se renie ; celui, laudateur, des quatre-vingt héros qui résistèrent au vieux maréchal. François-Marin Fleutot établit la confuse vérité d’un événement qui est la conséquence, moins évidente qu’on ne le croit, des défaites subies par les troupes anglo-françaises.
Formé le 16 juin en toute légalité après la démission de Paul Reynaud, le premier gouvernement Pétain n’était pas plus dans la nature des choses que l’arrêt des combats. La guerre pouvait encore être menée sur le territoire métropolitain puis dans l’Empire mais le général Weygand, que François-Marin Fleutot défend autant que possible, ne comprend rien au conflit mondial qui commence et se résigne à l’armistice en affirmant que l’Angleterre ne tiendra pas huit jours. Philippe Pétain est quant à lui partisan de l’armistice en vue de la signature rapide d’un traité de paix avec l’Allemagne : lors de son allocution du 17 juin, il demande aux troupes françaises de cesser le combat alors que l’armistice n’est pas signé – la signature a lieu le 22 juin – tandis que Weygand et l’état-major ordonnent de résister à l’ennemi. Le gouvernement Pétain est effectivement celui du renoncement : on y compte onze défaitistes dont Camille Chautemps, éminente figure radicale, Jean Ybarnégaray du Parti social français, le démocrate-chrétien Robert Schuman, futur « père de l’Europe », deux socialistes (Albert Rivière, André Février), le « républicain-socialiste » Ludovic-Oscar Frossard, Yves Bouthillier, un homme de droite influencé par Maurras… A l’exception des communistes, toutes les tendances politiques sont représentées.
Les journées qui précèdent le vote des pleins pouvoirs ne sont pas moins instructives. Le 22 juin, le général Weygand, ministre de la Défense nationale, fait rétrograder et mettre à la retraite Charles de Gaulle qui est en outre condamné à quatre ans de prison. Comme le Général et avant lui, un député de droite, Henri de Kerillis, quitte le territoire pour continuer le combat. Le radical-socialiste Pierre Cot, ministre de l’Air dans le gouvernement Blum, haï par la droite, est lui aussi parti pour Londres. Dès les premiers jours, le choix de la résistance n’est pas déterminé par les appartenances partisanes.
Récusé par quelques-uns, le gouvernement Pétain montre très vite son caractère répressif. Il fait arrêter Georges Mandel, qui est rapidement relâché. Puis il accuse les parlementaires monté à bord du Massalia de s’être retranchés de la communauté nationale et lance contre certains d’entre eux la campagne antisémite qui se traduira plus tard par des actes administratifs. Pierre Mendès-France, Alex Wilzer, Pierre Viénot et Jean Zay sont accusés de désertion ; Georges Mandel et Edouard Daladier, tenus responsables de la défaite, sont déférés devant la cour de Riom. Plus tard, Georges Mandel, l’un des plus grands hommes de la 3ème République, sera condamné à perpétuité, déporté en Allemagne puis rapatrié en France et livré à la Milice qui l’assassine en juillet 1944.
Et Laval ? Ancien élu de la SFIO devenu « socialiste indépendant », il milite pendant la drôle de guerre pour une paix avec l’Allemagne. Entré au gouvernement le 23 mai 1940 comme ministre de la Justice, il obtient du président Lebrun la convocation de l’Assemblée nationale qui réunit la Chambre des députés et le Sénat. Lors du Conseil des ministres du 4 juillet, il présente le texte de convocation qui appelle l’Assemblée nationale à voter l’article unique d’un texte qui stipule que « l’Assemblée nationale donne tous pouvoirs au gouvernement de la République sous l’autorité et la signature du maréchal Pétain, à l’effet de promulguer par un ou plusieurs actes une nouvelle constitution de l’Etat français. Cette constitution devra garantir les droits du travail, de la famille et de la Patrie. Elle sera ratifiée par les Assemblées qu’elle aura créées.»
Ce n’est pas la référence au travail, à la famille et à la patrie qui est répréhensible car François-Marin Fleutot rappelle que la devise figure dans le préambule de la Constitution de 1848. En revanche, la délégation du pouvoir constituant au président du Conseil est illégale car elle n’a pas été prévue par le texte constitutionnel. Mais Laval a d’autant moins le souci des lois constitutionnelles de 1875 qu’il juge que la démocratie parlementaire doit « disparaître » pour « céder la place à un régime autoritaire, hiérarchisé, national et social ». Ensuite Laval manœuvre, fait courir la rumeur d’un coup d’Etat et s’efforce de circonvenir les parlementaires avec l’aide d’un groupe d’élus de gauche : Charles Spinasse, socialiste, ancien ministre du Front populaire, Marcel Déat et Adrien Marquet (néo-socialistes), Jean Montigny (radical-socialiste), Gaston Bergery (frontiste) et le munichois Georges Bonnet. Divers parlementaires prennent alors position en signant des motions méconnues que François-Marin Fleutot publie intégralement, de même que la liste de leurs signataires :
La motion Vincent Badie se prononce pour les pleins pouvoirs mais refuse la disparition du régime républicain et proclame son attachement aux libertés démocratiques. Elle est signée par 15 députés qui voteront contre les pleins pouvoirs et par 5 députés qui les voteront – les uns et les autres étant élus du Front populaire.
La motion Joseph Paul-Boncour – Jean Taurines propose la rédaction d’un nouvel article de loi aux termes duquel les lois constitutionnelles seraient suspendues jusqu’à la conclusion de la paix. Elle donne tous pouvoirs au maréchal Pétain pour prendre les mesures nécessaires au redressement du pays et « à la libération du territoire » et pour préparer les « Constitutions nouvelles » qui seront soumises à l’acceptation de la nation. Elle est signée par 11 sénateurs du Front populaire qui refuseront les pleins pouvoirs, par 15 sénateurs du Front populaire qui les voteront et par 10 sénateurs hostiles à la gauche qui voteront pour Pétain.
La Déclaration Bergery du 7 juillet, très longue, fait le procès de la 3ème République, elle se prononce pour le maréchal Pétain et pour « un nouvel ordre continental » impliquant « un dosage de collaboration avec les puissances latines et l’Allemagne elle-même » et un « ordre nouveau » à l’intérieur. Elle est signée par de très nombreux députés du Front populaire et par des députés de droite, par exemple Xavier Vallat qui dirigera le Commissariat général aux questions juives.
Dans la liste des quatre-vingt parlementaires qui ont voté contre le projet de loi présenté par Pierre Laval, on trouve un rédacteur du texte collaborationniste de Bergery mais surtout le vote des pleins pouvoirs ne permet pas de faire le partage entre la droite et la gauche, ni entre les résistants et les pétainistes. Parmi ceux qui votent pour les pleins pouvoirs, Paul Laffont, sénateur radical-socialiste de l’Ariège qui a refusé tous les postes proposés par Vichy, est assassiné par la Milice en 1944. Fernand Monsacré, sénateur de droite, s’engage dans la Résistance en 1941 et meurt à Buchenwald en 1944. Auguste Chambonnet, sénateur radical de la Creuse, est lui aussi déporté comme résistant mais revient de son camp. Jean Hay, député de Marennes, est déporté comme résistant à Mauthausen de même que Jean Biondi, député socialiste.
Alors que les ténors de la 3ème République sont absents ou discrets pendant les journées qui précèdent le vote du 10 juillet, François-Marin Fleutot nous fait découvrir les belles figures, aujourd’hui oubliées, des opposants au coup d’Etat pétainiste :
Léonel de Moustiers, élu modéré du Doubs, descend d’une vieille famille noble ralliée à l’Empire puis à la République. Elu député en 1928 il participe aux combat de 1940, rejoint Vichy, refuse de voter les pleins pouvoirs et organise activement la Résistance dans son département. Déporté, il meurt à Neuengamme en mars 1945 et De Gaulle le fait Compagnon de la Libération.
Pierre de Chambrun, élu sénateur « indépendant de gauche » en 1932 siège parmi les non-inscrits après les élections de 1936. Après s’être opposé à Pétain et Laval en juillet 1940, il organise la Résistance en Lozère et participe en 1944 au Comité de libération de Montpellier.
Auguste Champetier de Ribes est catholique social. Président depuis 1929 du Parti démocrate populaire qui rassemble les démocrates-chrétiens, il participe à plusieurs gouvernements. Après avoir voté contre le Projet Laval, il devient le président de « Combat » en Béarn et François-Marin Fleutot rappelle qu’il est « le premier chef de parti à reconnaître le général de Gaulle comme chef de la France libre ». Arrêté puis libéré, Auguste Champetier de Ribes participera à la Libération avant de rejoindre le Conseil de la République.
Ainsi, dans les moments de complet désarroi, ce ne sont pas les appartenances partisanes ni les solidarités de classe qui déterminent les choix décisifs mais la conception personnelle que l’on se fait de l’histoire et du droit constitutifs de la nation. Tous les partis, tous les groupes sociaux et religieux ont été violemment secoués ou ont éclaté sous le coup des défaites militaires de mai-juin. Ceux qui ont soutenu Vichy après le 10 juillet se sont faits les complices d’une autorité de fait qui avait décidé de collaborer avec l’ennemi. Contrairement aux assertions de Jacques Chirac et François Hollande, l’organisme dit « Etat français » ne pouvait être la France. Les deux présidents de la République ont décidé d’ignorer la Déclaration de Brazzaville du 16 novembre 1940 qui énumère tous les motifs par lesquels la Constitution de 1875 a été violée de multiples manières avant d’être écartée au profit de prétendus actes constitutionnels qui présentaient deux caractéristiques principales : ils niaient la souveraineté populaire et les libertés publiques – autrement dit la démocratie ; ils effaçaient la République qui par définition vise le bien public. Celui-ci suppose que l’Etat se consacre pleinement à assurer la souveraineté nationale, qui est la condition première de la protection des citoyens. A Vichy, l’illégalité originelle engendrait une illégitimité qui la trahison et les persécutions quotidiennes rendirent bientôt manifestes.
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(1) François-Marin Fleutot, Voter Pétain ? Députés et sénateurs sous la Collaboration, 1940-1944. Pygmalion, 2015.
Article publié dans le numéro 1074 de « Royaliste » – 2015
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