Daech : Un califat sans frontière

Mar 20, 2015 | Chemins et distances

 

Directeur de recherches au CNRS, historien de l’islam contemporain, Pierre-Jean Luizard a séjourné plusieurs années dans la plupart des pays arabes du Moyen-Orient, particulièrement en Syrie, au Liban, en Irak, dans le Golfe et en Égypte où il a notamment étudié le chiisme et les expressions populaires de la religion musulmane.

Royaliste : En quoi « l’État islamique » est-il une revanche de l’histoire ?

Pierre-Jean Luizard : La crise actuelle au Moyen-Orient est d’abord celle de la légitimité des États, et notamment des États qui ont pour point commun d’être des créations coloniales : c’est le cas de l’Irak, de la Syrie, du Liban et de la Transjordanie.

Un certain nombre d’évènements montrent que 2014 est l’année où tout a basculé. En janvier 2014, la ville de Falloujah, qui est à 60 km à l’ouest de Bagdad, tombe entre les mains de « l’État islamique ». L’événement n’a pas ému outre mesure les autorités de Bagdad alors qu’il est apparu au fil des mois que la ville ne pouvait être reprise. Les choses se sont précipitées le 10 juin : Mossoul a été conquise par « l’État islamique » pour des raisons qui avaient été ignorées par les grands médias et par les différentes factions politiques irakiennes.

Royaliste : Que s’est-il passé ?

Pierre-Jean Luizard : Le gouvernement central de Bagdad, dominé par des partis chiites, avait été prévenu depuis plusieurs mois de l’installation de cellules dormantes de « l’État islamique » à Mossoul qui est la seconde ville d’Irak avec deux millions d’habitants. C’est une ville arabe sunnite – avec des minorités chrétiennes intra-muros et alentours – qui est très proche des zones kurdophones. Les chefs de la sécurité irakienne à Mossoul, majoritairement chiites, avaient prévenu le gouvernement, mais aussi les dirigeants kurdes qui, dans un contexte de très grande tension avec Bagdad, avaient « offert leurs services » pour contrer toute attaque des djihadistes.

Cette offre a été repoussée par le gouvernement central, qui soupçonnait les Kurdes de vouloir occuper les régions arabo-kurdes disputées. Certains dirigeants kurdes se sont alors adressés à « l’État islamique » et ont passé le marché suivant : les Kurdes ne s’opposeront pas à l’offensive djihadiste sur Mossoul et il y aura répartition des territoires « récupérés » sur l’armée irakienne. Mossoul, la plaine de Mossoul et une grande partie de la province d’Al-Anbar devaient revenir à « l’État islamique » ; les Kurdes devaient prendre le contrôle de Kirkouk et d’une partie de la province de Diyala.

C’est cet accord qui a permis l’offensive fulgurante de « l’État islamique » : ce ne fut pas une victoire militaire, mais le résultat de l’effondrement de l’armée irakienne et de l’incapacité du gouvernement de Bagdad à s’opposer aux djihadistes qui avaient à ce moment pour objectif de prendre Bagdad – où vécut le dernier calife arabe.

Royaliste : Tous les Kurdes étaient-ils favorables à l’accord que vous évoquez ?

Pierre-Jean Luizard : Non. Les dirigeants du Kurdistan ne sont pas unis : à Erbil, c’est le parti démocratique du Kurdistan de Barzani qui domine et à Sulaymānīyah, c’est l’Union patriotique du Kurdistan de Talabani. Le marché avec les djihadistes a été passé par Barzani alors que les proches de Talabani s’y sont opposés, préférant un accord avec Bagdad.

Lorsque les djihadistes sont arrivés à 30 km de Bagdad, il y a eu mobilisation des milices chiites pour appuyer l’armée irakienne et les Kurdes de Talabani se sont solidarisés avec les milices chiites pour prendre en tenaille « l’État islamique ». Par ailleurs, les Kurdes de Barzani ont rompu leur accord avec les djihadistes qui ont dû se contenter des zones arabes-sunnites qu’il avait déjà conquises.

Royaliste : Pourquoi dites-vous que la prise de Mossoul, de Tikrit et d’autres villes sunnites n’a pas été une victoire militaire ?

Pierre-Jean Luizard : La chute de Falloujah, de Mossoul et de Tikrit a été le résultat d’un mécontentement arabe sunnite de plus en plus prononcé face à la politique autoritaire d’exclusion de la communauté arabe sunnite par le gouvernement chiite de Nouri al-Maliki. Les Arabes sunnites d’Irak ont d’abord boycotté les institutions politiques fondées en 2003 par les Américains qui promouvaient des hommes politiques sur des bases d’appartenance communautaires. En quelques mois, les partis politiques qui étaient transcommunautaires – par exemple les communistes – ont disparu et laissé la place à des partis religieux (les chiites) ou nationalistes (les Kurdes). Or les Arabes sunnites avaient presque toujours dirigé à Bagdad depuis l’origine de l’islam : il en était ainsi à l’époque ottomane face à la Perse chiite, puis après la fondation de l’État irakien par les Britanniques.

En 2003, il y a eu un fort traumatisme, qui s’est d’abord manifesté de façon minoritaire par un terrorisme anti-chiite meurtrier, puis par des insurrections majeures – ainsi celle de Falloujah reprise par les Américains au prix de dizaines de milliers de morts en 2004. Les sunnites ont boycotté les institutions parce qu’ils voyaient bien qu’on était promu sur une base démographique et non pas démocratique – ce qui ne leur laissait aucun espoir puisque les Arabes sunnites représentent 20 % de la population irakienne. Ils étaient donc condamnés à être une minorité marginalisée et sans ressources puisqu’ils sont les seuls à ne pas avoir de pétrole dans leur zone.

Royaliste : Les Américains ont aussi joué un rôle…

Pierre-Jean Luizard : À partir de 2005-2006, les Américains ont mené une politique de clientélisation avec les Conseils de réveil qui consistait à payer et à armer les anciens insurgés pour qu’ils se retournent contre Al-Qaïda. Puis les Américains sont partis et quand le pouvoir a été remis à des Irakiens, Nouri al Maliki a dit tout de suite qu’il n’était pas question d’intégrer aux forces armées irakiennes plus de 20 % des Conseils de réveil – ce qui conduisait les anciennes élites militaires sunnites à une marginalisation qu’elles n’ont pas accepté.

Il y a eu aussi l’illusion d’une intégration à la libanaise de ces Arabes sunnites : même si cela n’est pas écrit dans la Constitution, on a un président de la République kurde, un Premier ministre chiite et un président du Parlement sunnite et cette répartition est reproduite à tous les niveaux du pouvoir. Mais cela n’a pas marché : des accusations graves ont été portées à tort ou à raison contre les Arabes sunnites et, en 2011, le constat d’échec était manifeste. Les Arabes sunnites ont alors utilisé la rhétorique des « printemps arabes » contre le gouvernement et organisé des pacifiques manifestations de rue qui ont été réprimées dans le sang par l’armée. Celle-ci n’a pas hésité à utiliser l’artillerie lourde ! En même temps, plusieurs politiciens sunnites étaient contraints à l’exil après des accusations graves à leur encontre. En 2013, la communauté sunnite s’est ralliée aux djihadistes d’autant plus volontiers que l’armée irakienne se comportait comme une armée d’occupation dans les zones sunnites.

Royaliste : C’est-à-dire ?

Pierre-Jean Luizard : Quant « l’État islamiste » est arrivé, l’armée irakienne était minée par la corruption et largement composée de soldats fantômes qui payaient leurs officiers pour ne pas être sur le terrain. Quand les djihadistes sont entrés à Mossoul presque sans utiliser leurs armes, ils ont été accueillis en libérateurs. C’est comme cela qu’un simple groupe salafiste a pu s’imposer sur un très vaste territoire. Contrairement à Al-Qaïda qui avait voulu imposer sa loi aux tribus, « l’État islamique » a eu en effet une politique très intelligente d’alliance avec les forces locales à qui les djihadistes ont officiellement rendu le pouvoir dans les villes conquises.

Au fil du temps, ce marché entre « l’État islamique » et les forces locales s’est mué d’une labellisation en adhésion de plus en plus large : au début, le marché consistait à accepter la loi islamique et les ordres donnés par les djihadistes sur les comportements et les tenues vestimentaires. Ceci en contrepartie de la gestion des villes et des villages par les chefs de quartiers, les chefs de clans et les chefs de tribus – les tribus, aujourd’hui surtout citadines, constituant la base militaire de « l’État islamique ». L’immense majorité de la population sunnite a constaté une très nette amélioration des conditions de vie : forte baisse des prix grâce à la lutte contre la corruption, approvisionnement régulier des marchés, sécurité des personnes assurée par les milices locales. D’où l’adhésion d’une communauté sunnite qui n’avait pas d’avenir dans le système politique en place.

Royaliste : Le succès de « l’État islamique » s’explique aussi par une histoire qui remonte à la Première Guerre mondiale…

Pierre-Jean Luizard : Oui. En juin dernier « l’État islamique » a détruit par bulldozer la « frontière Sykes-Picot » – du nom des accords secrets passés pendant la Première Guerre mondiale entre Français et Britanniques pour le partage du Moyen-Orient. Ces accords étaient en contradiction avec les promesses, parfois pour les mêmes territoires, faites au chérif Hussein de La Mecque, aux Kurdes, aux Arméniens… La Conférence de San Remo, puis celle de Lausanne a tracé les frontières artificielles que vous connaissez et défini des mandats sur la Syrie, le Liban, la Transjordanie.

Selon un principe de soutien aux minorités, les Anglais ont soutenu les Arabes sunnites en Irak, les Français ont soutenu les chrétiens au Liban et ils ont divisé la Syrie historique en plusieurs entités. Je ne veux pas dénoncer un péché originel colonial mais il y a eu un vice de départ car les États dont j’ai parlé scindaient des régions historiques et, en l’absence de logique citoyenne, il y a eu des stratégies claniques, familiales, tribales pour s’emparer de l’État nouvellement constitué afin de profiter des avantages du pouvoir. Comme le disait Michel Seurat, « l’État au Moyen-Orient, c’est une « asabiyya » qui a réussi », autrement dit, c’est la stratégie de groupes minoritaires qui a dominé l’État.

Après la fin des mandats, c’est par le jeu des asabiyya que le confessionnalisme est revenu comme on l’a vu en Syrie avec le clan Assad. Les États fondés après la Première Guerre mondiale n’ont pas été dictatoriaux par hasard : ils se sont offerts à des groupes particuliers au lieu de permettre l’émergence d’une citoyenneté partagée. Nous voyons donc que, sur le temps long, « l’État islamique » parle à des communautés un langage qu’elles peuvent comprendre. C’est le cas en Irak dans la mesure où, sur le territoire irakien, trois États se font désormais face : l’État central qui ne représente plus que les partis chiites, le Kurdistan et « l’État islamique » qui a deux prétentions que n’avait pas Al-Qaïda : la proclamation d’un État, mais pas de ses frontières. On voit aujourd’hui que « l’État islamique » a créé une province qui réunit des territoires syriens et irakiens. C’est cette volonté de nier les États en place et leurs frontières au Moyen-Orient et bien au-delà qui rend « l’État islamique » très dangereux.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 1075 de « Royaliste » – 20 mars 2015.

Pierre-Jean Luizard, Le Piège Daech : L’État islamique ou le retour de l’Histoire, Coll. Cahiers libres, La Découverte, 2015.

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