Le Front national aurait cinquante ans, s’il ne s’était transformé en Rassemblement national. La presse a largement commenté l’anniversaire frontiste, sans faire son examen de conscience. Et la classe politique a oublié de dire à cette occasion que la famille Le Pen a toujours eu d’excellents ennemis. 

Qu’on se rassure ! Nous n’allons pas raconter, à notre tour, l’histoire du Front national. La presse s’en est chargée, en insistant lourdement sur les parrains fascistes de l’entreprise. C’est vrai, ils étaient bien là : François Brigneau, fier de son passé dans la Milice, Pierre Bousquet, ancien de la Waffen-SS Charlemagne et François Duprat, théoricien du fascisme à la française. Mais Jean-Marie Le Pen venait de la droite parlementaire et son engagement pour l’Algérie française ne l’avait pas conduit à rejoindre l’OAS.

Tel qu’il s’était constitué, le Front national était typique de l’extrême droite bien de chez nous, mélange de vichystes et d’agitateurs estudiantins – tel Alain Robert, autre fondateur – qui se situaient dans la trajectoire des ligues d’avant-guerre et du poujadisme. Mais les fachos à poil ras ont tour à tour pris le chemin des cimetières, de même que la bourgeoisie vichyste, tandis que le Front commençait son ascension électorale, qui a sorti une partie de l’extrême droite de sa tradition antiparlementaire. Le sens politique de Jean-Marie Le Pen, son talent de tribun et le choix du thème hautement sensible de l’immigration expliquent le succès croissant de l’appareil frontiste – mais pas seulement.

Il suffit de lire ou de relire l’excellente biographie de Jean-Marie Le Pen (1) que les regrettés Philippe Cohen et Pierre Péan avait signée pour pointer la triste vérité : ce sont les ennemis déclarés du Front national qui l’ont enraciné dans la vie politique et dans la sociologie française et qui ont favorisé ce qu’il est convenu d’appeler, en souvenir de Berthold Brecht, son “irrésistible ascension”.

Contrairement à la légende, ce n’est pas François Mitterrand qui a lancé le Front national mais le RPR de Jacques Chirac qui s’allie à la liste frontiste à Dreux en 1983 et qui accepte des accords locaux jusqu’en 1985. Et c’est la droite qui crédibilise le Front en faisant voter en 1986 une réforme restrictive du code de la nationalité. Mais c’est bien François Mitterrand et ses conseillers qui permettent l’arrivée des frontistes à l’Assemblée nationale grâce à la proportionnelle et qui utilisent SOS Racisme pour mobiliser contre le Front national et gagner la présidentielle de 1988. N’oublions pas non plus la Ligue communiste qui a victimisé le Front national dans les années quatre-vingt en attaquant les réunions que ce parti tenait en toute légalité.

De manière décisive, c’est le tournant de la rigueur de 1983, le déclin du Parti communiste, l’abandon par le RPR de la référence gaullienne et l’alignement de la gauche sur les thèses néolibérales qui ont transformé le mouvement d’extrême droite en un parti national-populiste bénéficiant d’un large soutien dans les classes populaires. C’est que Jean-Marie Le Pen ne dénonçait pas seulement l’immigration : il attaquait violemment “l’establishment” et ce qu’il appelait le “mondialisme”. Mais le chef frontiste ne voulait pas du pouvoir – il savait qu’il ne le garderait pas – et il s’ingéniait à gâcher ses chances par ses fameuses petites phrases que les médias et la classe politique adoraient fustiger.

Depuis l’élection de Marine Le Pen à la présidence du Front, le débat sur la “dédiabolisation” n’a pas cessé. Le rappel des origines fascistoïdes, l’évocation des “heures sombres” de la montée du fascisme et du nazisme et l’étiquette “extrême droite” n’ont pas empêché la progression du Front national, tout simplement parce que ses électeurs choisissent délibérément un parti protestataire, estimant logiquement que la protestation politique ne doit pas s’encombrer de formules distinguées. D’ailleurs Marine Le Pen respecte et fait respecter les convenances verbales avec d’autant plus de facilité qu’elle n’est pas nostalgique des combats d’un XXe siècle qu’elle n’a pas connu. Elle a vaincu par abandon les chefs de son aile droite (Marion Maréchal) et de son aile gauche (Florian Philippot) et peut s’appuyer sur une jeune garde qui n’a ni la mentalité, ni les pratiques des extrémistes religieux ou païens qui grenouillaient naguère autour de Jean-Marie Le Pen.

Le Rassemblement national est venu à la suite de cette évolution et la définition de ce parti donne encore matière à débat. On peut dire que c’est un parti national-populiste, si l’on prend soin de préciser que la conception de la nation est identitaire. Le Rassemblement national n’a jamais développé de thématiques antiallemandes ou anti-américaines et depuis 2017 il a cessé de mettre en cause l’Union européenne et l’euro. Le parti reste xénophobe, mais Marine Le Pen a clairement dénoncé le discours de guerre civile martelé par Éric Zemmour. Nous verrons comment le groupe parlementaire que préside Marine Le Pen réagira sur la question de l’immigration mais, s’il parvenait au pouvoir, il ne ferait sans doute pas plus que Charles Pasqua en 1995-1996 – tant il est vrai qu’une politique résolue de l’immigration est fonction de la politique économique que l’on choisit.

En privilégiant le thème du pouvoir d’achat pendant les récentes campagnes électorales, le Rassemblement national a montré qu’il comprenait enfin qu’il fallait reléguer à la seconde place la question de l’immigration. Or Marine Le Pen et ses amis vont devoir batailler sur le front économique et social avec des armes trop légères, émoussées et généralement inappropriées. Le Rassemblement national a abandonné le combat contre Bruxelles et Francfort alors qu’il est vital pour la France d’affirmer sa souveraineté. La crise de l’énergie et les enjeux écologiques exigent une planification et des nationalisations qui ne figurent pas au programme lepéniste.

Le Rassemblement national peut certes évoluer vers une hétérodoxie économique et sociale mais celle-ci contredirait sa volonté de jouer le jeu du système établi pour rassurer son électorat potentiel. Tel est le paradoxe du lepénisme parlementaire, qui peut être assumé de très classique manière : pour que Marine Le Pen progresse encore, il suffit que la macronie reste fidèle à ses détestables pratiques et que le néolibéralisme continue de ravager le pays.

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(1) Philippe Cohen, Pierre Péan, Le Pen, Une histoire française, Robert Laffont, 2012 et notre présentation de l’ouvrage dans le numéro 1030 de Royaliste.

Article publié dans le numéro 1241 de « Royaliste » – 8 octobre 2022

 

 

 

 

 

 

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