Il n’y a pas de nature des choses dans les relations internationales. Mais beaucoup de commentateurs du jeu diplomatique réfléchissent selon divers ordres de nécessités, qui seraient dictées par l’Histoire, par la science économique ou par la psychologie des peuples. Des schémas sont fournis à l’opinion publique, qui effacent les incertitudes du processus et la complexité de ses résultats, faisant oublier les savantes dissertations sur les processus inverses, qu’on présentait naguère comme inéluctables.
Dans les années soixante-dix du siècle dernier, d’éminents intellectuels français, passés du gauchisme à la défense des droits de l’homme, affirmaient, à propos de l’Union soviétique, qu’il était impossible de sortir du totalitarisme… dont l’URSS était sortie après la mort de Staline. Les mêmes proclamèrent en 1991 que l’Occident avait “gagné” la guerre contre le communisme. Les structures de la démocratie représentative leur paraissant suffisantes pour assurer le bonheur des peuples, ces intellectuels couverts de gloire médiatique laissèrent le champ libre aux économistes néolibéraux. Ceux-ci imposèrent une autre conception de la nature des choses sous la forme d’un mouvement irréversible vers “l’économie de marché” qui devait assurer la prospérité générale au sortir du collectivisme. Et comme un bonheur ne vient jamais seul, il était partout annoncé que le Marché et la démocratie viendraient se conjuguer dans une mondialisation à jamais heureuse.
C’est selon ce mélange de passions et d’idéologie qu’on jugea les réformes engagées dans la seconde moitié des années quatre-vingt par Mikhaïl Gorbatchev. Dans les milieux dirigeants et dans la presse parisienne, beaucoup estimaient classiquement que les initiatives diplomatiques étaient autant de ruses d’un communisme pervers et d’un collectivisme irréformable. La passion antisoviétique fut cependant concurrencée par le courant de sympathie qui se porta sur Mikhaïl Gorbatchev, salué comme homme de paix et puissant réformateur. La fin de la Guerre froide, enterrée à Malte en décembre 1989, la libéralisation du régime et les assouplissements consentis dans le domaine agricole, au profit du petit commerce et dans les entreprises d’Etat, semblaient amorcer une évolution paisible des structures, des comportements et des mentalités. La crise politique russe de 1991, la dislocation de l’Union soviétique, l’inflation, les pénuries et la délinquance économique furent généralement considérées comme les étapes d’un cheminement logique vers la démocratie et l’économie de marché.
Le caractère catastrophique de la transition, de 1992 à 1998, ne fut pas pris en considération par la classe politique, l’intelligentsia et les médias français. Eltsine était apprécié, son addiction indiquait que, pour la première fois depuis 1917, il n’y avait rien à craindre d’un dirigeant russe et les milieux d’affaires se satisfaisaient des opportunités offertes par le marché russe. On ne vit pas ce que la victoire de l’Occident avait d’étrange, les pays apparemment vainqueurs ayant pour principal souci, non le désarmement de l’apparent vaincu, mais le transfert à la Fédération de Russie des armes nucléaires placées en Ukraine et au Kazakhstan. On ne vit pas non plus tout le parti qu’on pouvait tirer de la transformation de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE) en Organisation sur la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), ni du projet de Confédération européenne présenté par François Mitterrand, ni de l’idée, formulée par Boris Eltsine en 1997, d’une charte de sécurité européenne n’incluant pas les Etats-Unis. On ne vit rien de ce qui était pacifique et pacifiant parce que les élites françaises et ouest-européennes avaient un objectif principal : l’accélération de “l’intégration européenne” par l’achèvement du ”Marché unique” à la fin de l’année 1992 et par la mise en œuvre du traité signé à Maastricht le 7 février 1992. La conquête de parts de marché sur les territoires de l’Est européen n’était qu’une préoccupation de deuxième ou de troisième catégorie, toujours envisagée selon la dogmatique néolibérale.
Lancées par Ronald Reagan et Margaret Thatcher, les recettes néolibérales rencontrèrent peu de résistances en Europe continentale. Les socialistes français commencèrent à les admettre deux ans après la victoire de François Mitterrand à l’élection présidentielle de 1981 et la droite revenue aux affaires en 1986 lança la première campagne de privatisations. On vit alors l’idéologie néolibérale gagner les esprits de hauts fonctionnaires et d’importants journalistes qui avaient pourtant reçu l’enseignement de disciples de Keynes et qui avaient appris que les préceptes du libéralisme économique avaient été démentis par la crise de 1929.
De fait, la plupart des économistes qui allèrent prodiguer leurs conseils dans l’Europe post-soviétique se firent les propagandistes d’une idéologie et de recettes invalidées par de multiples expériences. Ces “experts” prophétisèrent un passage rapide à l’économie de marché grâce aux privatisations systématiques, à la libre circulation des capitaux, au désarmement tarifaire, à la réduction des déficits publics, à une diminution générale du rôle de l’Etat au profit des entreprises privées et de régions largement autonomes. Les résultats de ces brillantes expertises sont connus : effondrement de l’investissement, évasion fiscale massive et augmentation des impayés en conséquence des coupes budgétaires, recours au troc à cause des taux d’intérêt excessifs, augmentation des importations et diminution des productions locales en raison de la surévaluation du rouble, développement du crime organisé et de la corruption à la suite des privatisations, forte croissance des inégalités sociales, explosion du chômage en contrepartie de la baisse de l’inflation et chute brutale de l’espérance de vie.
Cette catastrophe économique, sociale et démographique ne doit rien à la fatalité. Provoquée par la mise en application rigide de recettes inopérantes, la persévérance dans l’erreur s’explique, à l’Ouest comme à l’Est, par les avantages financiers tirés par quelques-uns de la déréglementation générale. Il n’y avait aucune fatalité dans le processus de sortie du collectivisme. La transition russe aurait pu se faire selon d’autres principes et d’autres modalités.
La France était en mesure, plus que d’autres nations de l’Ouest européen, d’accompagner la transition vers un nouveau mode d’organisation politique, économique et social. En 1990, la pensée gaullienne imprégnait encore les esprits, à droite comme à gauche, à tel point qu’on a pu parler d’une politique étrangère “gaullo-mitterrandienne”. Même sous la IVe République, la France avait participé avec réserve à la Guerre froide et la sortie du commandement intégré de l’Otan avait marqué de manière spectaculaire la politique française de détente, d’entente et de coopération avec l’Union soviétique. A son arrivée à Moscou le 20 juin 1966, le général de Gaulle déclarait que sa visite en Union soviétique était “pour nos deux pays l’occasion par excellence non seulement de resserrer leurs rapports dans les domaines économiques, culturels et scientifiques dont dépend leur propre développement, mais encore d’échanger leurs vues et, je l’espère, de concerter leurs actions en vue d’aider à l’union et à la sécurité de notre continent ainsi qu’à l’équilibre, au progrès et à la paix du monde entier.”
Cet appel à l’union et à la sécurité du continent faisait écho au thème gaullien de “l’Europe de l’Atlantique à l’Oural” qui dessinait, en pleine Guerre froide, un processus venant peu à peu dépasser les affrontements idéologiques pour édifier une “Europe européenne” libérée de la tutelle américaine. Le projet continental du général de Gaulle fut dénoncé comme une rêverie pouvant entraîner de dangereuses concessions au camp socialiste. Pourtant, c’est bien la perspective gaullienne qui s’ouvrit au début des années quatre-vingt-dix. François Mitterrand le comprit, puisqu’il lança dès le 31 décembre 1989 le projet de Confédération européenne qui faisait écho à l’idée de Maison commune lancée par Mikhaïl Gorbatchev. Après une période de consultations qui se déroula dans un climat favorable, des Assises furent organisées à Prague les 13 et 14 juin 1991. Ce fut un échec. Vaclav Havel, avait exigé la présence de représentants des Etats-Unis, hostiles au projet, et le président tchèque suivit fidèlement la ligne américaine. Encouragés par les Allemands, les autres États de l’Est préféraient une intégration rapide dans la Communauté économique européenne et la France, isolée, abandonna son projet.
Du moins, François Mitterrand et ses conseillers auraient pu maintenir ouverte la perspective de Confédération européenne en encourageant les milieux qui s’y montraient favorables. Dans les années quatre-vingt-dix, la pensée gaullienne continuait d’inspirer une partie importante de la haute administration, tout particulièrement au Quai d’Orsay, mais l’Elysée n’avait pas réussi à organiser les gaullistes de gauche de telle manière qu’ils puissent former une quatrième composante de la majorité présidentielle aux côtés des socialistes, des communistes et des radicaux. Dans le domaine de l’économie politique, les thèses de Keynes restaient vivantes, de même que celles de François Perroux, auteur d’un ouvrage de référence sur “La coexistence pacifique”. La recherche universitaire offrait quant à elle de solides connaissances sur l’économie soviétique, précieuses au moment où la Russie entrait dans une période de transformations majeures. Ces atouts ont été négligés et on a laissé faire les “experts” néolibéraux et les jeunes conseillers envoyés par la Commission européenne qui répercutaient sans la moindre nuance les préceptes de l’économie standard. Au lieu de détruire les structures de l’économie collectiviste au nom d’un illusoire “passage au Marché”, il était possible de réorganiser la production industrielle et agricole dans la perspective d’une économie mixte associant les secteurs public et privé dans un projet commun de reconstruction économique et de protection sociale. Cette nouvelle organisation économique supposait un pouvoir politique capable de faire prévaloir l’intérêt général sur les intérêts privés, par le moyen d’une autorité judiciaire et d’une police mises à l’abri des pressions et des compromissions. Il va presque sans dire que les puissances étrangères, même les plus amicales, n’avaient pas à intervenir dans les affaires intérieures de la Fédération de Russie. Il était cependant possible de développer les échanges universitaires sur les questions institutionnelles.
Riche d’une longue expérience en matière constitutionnelle, la France aurait pu faire valoir le modèle d’économie mixte qu’elle avait développé après la guerre, par l’association des entreprises publiques et des entreprises privées dans le cadre d’une planification indicative. Tenant compte du rejet de toute référence à la planification, confondue avec le modèle collectiviste, la France aurait pu montrer le rôle décisif, dans une période de reconstruction d’un projet national de développement concerté, sous l’égide de l’Etat, par tous les acteurs de la vie économique et sociale. Un tel projet aurait sans doute permis de préserver un large secteur public industriel et commercial, en tenant compte des liens tissés entre les pôles industriels et en opérant une privatisation contrôlée des entreprises qui ne répondaient pas aux critères de l’utilité publique. La protection douanière, le contrôle des mouvements de capitaux, une politique monétaire favorable aux exportations et une politique fiscale tournée vers les investissements productifs et le maintien d’un haut niveau de protection sociale auraient permis d’encadrer et de soutenir le processus complexe de transformation d’une économie collectiviste en une économie décentralisée, associant la politique nationale de reconstruction et de développement, les libres échanges marchands dans un secteur privé juridiquement encadré et le troisième secteur de l’économie sociale qui fait partie des aspects positifs de l’expérience française.
Quant à l’avenir du continent européen, la lucidité de François Mitterrand, de ses principaux ministres et de nombreux hauts fonctionnaires contrastait avec les raisonnements à courte vue des partis de la majorité présidentielle. Après 1993, les enjeux intérieurs furent prédominants, malgré les références rituelles à la “construction européenne” qui mobilisait, à des degrés divers, les partenaires de la France dans l’Union européenne – abusivement confondue avec l’Europe tout entière. Les guerres qui éclatèrent entre Slaves du Sud auraient pu rappeler l’urgence d’une politique continentale d’équilibre des puissances et de paix entre les nations. On préféra cultiver l’émotion et invoquer la morale – au nom de laquelle on sacrifia allègrement le droit international et la souveraineté des Etats. La dislocation de la République fédérale de Yougoslavie, en 1999, fut à cet égard tristement significative.
Aujourd’hui, il apparaît clairement que les milieux dirigeants de l’Ouest étaient venus diffuser dans les Etats post-soviétiques deux illusions. D’abord l’illusion du “passage au marché” comme prolongement de la réussite du néolibéralisme à l’Ouest, alors que l’Etat était toujours resté, en dépit de toutes les réglementations, l’artisan principal de la croissance économique et de la protection sociale. Mais aussi l’illusion d’une Union européenne faisant partager son apparente prospérité aux nouveaux arrivants et offrant aux Etats et aux peuples de sa périphérie russe, centre-asiatique et caucasienne le spectacle de sa marche triomphale. On oubliait de dire que cette partie de l’Europe avait additionné les traités et les organes de gestion sans jamais choisir entre la coopération intergouvernementale et la supranationalité, entre l’objectif de l’intégration européenne et l’inféodation aux Etats-Unis. On oubliait de dire que la richesse va aux riches et que les populations qui rejoignent l’Union européenne sont généralement assignées à des tâches humbles et mal payées.
Depuis la fin du XXe siècle, les contradictions non résolues s’accumulent dans l’Union européenne, avec une invraisemblable prolifération bureaucratique en guise de compensation. Il reste à faire le compte des retrouvailles manquées et des occasions perdues, dans l’attente des événements qui pourraient permettre de relancer le mouvement vers l’union des Etats de notre continent.
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Article partiellement publié dans la revue en ligne Russia in global affairs, mars 2025, dans le cadre d’une série d’études consacrées à la transition russe, quarante ans après l’arrivée du pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev.
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