Ces messieurs des Grands Corps sont de sortie – par Jean Daspry

Oct 4, 2025 | Billet invité | 0 commentaires

 

 

« Parler pour ne rien dire et ne rien dire pour parler sont les deux principes majeurs et rigoureux de tous ceux qui feraient mieux de la fermer avant de l’ouvrir ». Cette citation bien connue de l’humoriste Pierre Dac devrait servir de boussole à notre élite politique et technocratique surtout par ces temps de désordre intellectuel que nous traversons. Coup sur coup, le quotidien de référence de l’élite germanopratine, Le Monde, ouvre largement ses colonnes deux jours d’affilée à la crème de la crème de la technocratie à la française. Le 12 septembre 2025 au très sérieux vice-président du Conseil d’État Didier-Roland Tabuteau à l’occasion de la rentrée du Palais-Royal et de sa présentation d’une étude de haut vol intitulée : « Inscrire l’action publique dans le temps long »[1]. Le 13 septembre 2025 à l’ex-ministre des Affaires étrangères (1993-1995), ex-Premier ministre (1995-1997), actuel membre du Conseil constitutionnel (depuis 2019), Alain Juppé, à l’occasion de la sortie de son dernier ouvrage L’heure du choix (Tallandier, 193 pages)[2]. Tous les deux ont un point commun, ils sont anciens élèves de feu l’ENA sortis dans les grands corps : Conseil d’État pour le premier et Inspection générale des Finances pour le second et un point de différence : le premier est classé à gauche tandis que le second l’est à droite. On l’aura compris, c’est du sérieux. C’est une tempête sous les crânes, chenu pour le premier, dégarni pour le second. Revenons sur les morceaux de choix de ces deux grands serviteurs de l’État !

DE QUELQUES PORTES OUVERTES ENFONCÉES PAR LE SINISTRE DU PALAIS-ROYAL

Si Le Monde mobilise deux journalistes et une pleine page dans ses colonnes, l’on est en droit d’attendre à un entretien de haut vol et de haute tenue de la part de Didier-Roland Tabuteau. Or, nous en sommes loin à découvrir la prose ternaire de ce Monsieur. Nous apprenons que « l’action publique doit concilier trois rythmes fondamentalement différents : le quotidien des Français, l’urgence et les crises, et le temps long… ». Quelle découverte ? Mais, nous n’avons pas tout entendu. Les politiques publiques seraient marqués par l’immédiateté mais aussi par le long terme. Il poursuit en déclarant que partager diagnostic et objectifs communs ne suffit pas. Il faut des moyens. C’est pourquoi, le Conseil d’État, dans sa sagesse légendaire formule « trois recommandations : « avoir un horizon de temps long discuté démocratiquement. Ensuite, et nous insistons beaucoup là-dessus, il faut très clairement s’appuyer sur la science et l’expertise. Enfin, s’assurer d’une mise en œuvre efficace ». Il insiste ensuite sur un point qu’il juge fondamental : « la science et le droit sont les deux piliers de la démocratie » en ajoutant : « D’ailleurs, je constate que ceux qui mettent en cause la science sont souvent les mêmes qui remettent en question ce droit ». Il poursuit sur l’importance de la science dans les choix politiques ; les nécessaires divergences sur ces choix politiques ; les inconvénients du turn-over dans la mémoire administrative et l’importance du Haut-Commissariat au plan.

Didier-Roland Tabuteau enfonce des portes ouvertes avec une conviction qui force le respect. En un mot comme en cent, il rappelle que gouverner, c’est prévoir et qu’il faut s’entourer, autant que faire se peut de l’avis des experts. Il pense bien évidemment aux experts que sont les technocrates sortis de l’ENA, oubliant de noter qu’ils portent une part de responsabilité importante dans la situation actuelle de faillite de la France. Tout ça … pour ça, pourrait-on dire !

Dans quel pays vivons-nous où le plus haut membre de la justice administrative a passé une grande partie de sa carrière dans les cabinets ministériels dont on connait le poids ? Ne serait-il pas dans une position de partialité en cas de traitement d’affaires dont il a eu à connaître au sein de l’exécutif ? Qu’est devenu le principe de la séparation des pouvoirs ?

DE QUELQUES ÉLUCUBRATIONS DU COMIQUE DE LA RUE MONTPENSIER

Alain Juppé, qualifié en son temps comme « le meilleur d’entre-nous » par son maître, Jacques Chirac – lui aussi condamné par la justice – nous sert un brouet insipide qui ne redore pas son blason passablement terni par son passé peu glorieux de délinquant. Il forme le vœu que l’Europe existe par elle-même, affirme son indépendance et se donne les moyens de la puissance. Alléluia ! Il accable le Président Poutine qui veut installer un régime fantoche à Kiev et souligne que la Russie a toujours refusé la main tendue occidentale depuis la chute de l’URSS. Il poursuit sur sa brillante lancée en donnant son avis sur la « sobriété heureuse », par une stigmatisation du « populisme » pour expliquer en partie une démocratie représentative à bout de souffle. Il critique au passage ceux qui feraient fi de la « séparation des pouvoirs » et invoquent un prétendu « gouvernement des juges ». Il nous sert le couplet convenu sur la différence entre l’État de droit et l’État du droit. Il en profite pour se faire longuement le plus ardent défenseur du Conseil constitutionnel et du mode de désignation de ses membres en dépit des critiques qui le visent. S’il se refuse à prendre position sur la question du poids de la dette dans notre pays, il se borne à rappeler qu’à son arrivée à Matignon, il fait le constat de « l’état calamiteux de nos finances publiques. La dette n’était à l’époque que de 60% du produit intérieur brut [contre 113, 2% en 2024]. Donc quand ont  dit que c’est la faute des générations précédentes, ça se discute ». Bravo Ponce Pilate !

Alain Juppé enfonce lui aussi des portes ouvertes avec une conviction qui force le respect. Lui aussi, et plus encore que le vice-président du Conseil d’État semble s’exonérer de toute responsabilité dans la situation actuelle de la France. Il n’a ni mémoire ni amour-propre pour nous livrer un tas de truismes et autres billevesées. Tout ça … pour ça, pourrait-on dire !

Dans quel pays vivons-nous où l’un des neuf membres du Conseil constitutionnel – un Sage – a fait l’objet d’une condamnation ferme en 2004 par la justice à dix-huit mois de prison avec sursis et un an d’inéligibilité pour prise illégale d’intérêts dans le cadre de l’affaire des emplois fictifs de la Mairie de Paris ? Est-ce acceptable dans une authentique démocratie et un État de droit ?

LES PIEDS NICKELÉS JUSTICIERS

« La prévision est difficile lorsqu’elle concerne l’avenir » (Pierre Dac). C’est le moins que l’on soit autorisé à dire à découvrir la prose de ces deux éminentes têtes pensantes formées dans la plus prestigieuse école de la République française, à savoir l’ex-ENA, remplacée il y a peu, par la volonté du Tout puissant Emmanuel Macron (lui-même sorti de l’ENA dans un grand corps, celui de l’Inspection générale des Finances), en Institut national du service public (INSP). En décryptant à la loupe ces deux opus magnum, l’on s’aperçoit que l’on est en présence de deux bibelots d’inanité sonore. Si la forme est irréprochable, le fond l’est moins. A tout le moins, tout lecteur averti reste sur sa faim. À lire et relire ces paroles venues du fonds de « l’État profond », l’on comprend mieux la situation problématique dans laquelle se trouve aujourd’hui notre pays. On se paie de mots mais aussi on se paie la tête de nos concitoyens. De près ou de loin ces deux technocrates – représentatifs de l’élite à la française que le monde entier nous envie – ont contribué, chacun à son niveau et à sa manière particulière, à L’étrange défaite de l’an 2025. Mais personne ne pourra leur demander des comptes sur leur gestion passée et sur ses conséquences sur le monde d’aujourd’hui et, plus encore, de demain. Nous sommes au cœur de l’irresponsabilité à la française et au plus haut niveau qui nous porte tort. Telles sont quelques conclusions sommaires que l’on peut, le cas échéant, tirer lorsque ces Messieurs des grands corps sont de sortie !

Jean DASPRY

(pseudonyme d’un haut fonctionnaire, docteur en sciences politiques).

Les opinions exprimées ici n’engagent que leur auteur.

 

 

[1] Grégoire Biseau/Soazig Le Nevé (propos recueillis par), Didier-Roland Tabuteau : « La science et le droit sont les deux piliers de la démocratie », Le Monde, 12 septembre 2025, p. 11.

[2] Alexandre Pedro/Nathalie Segaunes (propos recueillis par), Alain Juppé : « ‘Le gouvernement des juges’, ça n’existe pas », Le Monde, 13 septembre 2025, p. 9.

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