L’Etat social mise en cause par les partis de droite et par la gauche rendue au néolibéralisme a été conçu sous la IIIe République et mis en œuvre à la Libération. Dans un ouvrage fondamental, Sacha Lévy-Bruhl retrace sa généalogie avant de montrer comment et pourquoi on cherche à le récuser.
L’essence du politique, c’est l’existence d’une justice. Prendre au sérieux l’affirmation de Claude Bruaire (1), implique une réflexion conjointe sur l’institution du Politique en tant que tel et sur l’institution de la justice sociale. La fonction éminente de l’Etat, c’est la concrétisation de cette double visée institutionnelle, à l’exact opposé du trop fameux “monopole de la violence légitime” qu’on lui attribue mécaniquement.
Reconnaître que l’Etat est social par essence ne suffit pas. Il faut encore savoir et pouvoir répondre à l’exigence universelle de justice en garantissant, dans l’ordre politique, les conditions qui la rendent possible. Pas d’Etat social sans une philosophie sociale qui fonde un droit et inspire des lois. Les réflexions en ce domaine sont innombrables, à toutes les époques. Elles prennent au début du XXe siècle diverses formes programmatiques bien connues, autour de Proudhon, de Sorel, de Marx, qui ne sont pas décisives pour notre pays. Dans un ouvrage magistral (2), Sacha Lévy-Bruhl met en évidence le rôle décisif d’un courant plus discret qui relie Emile Durkheim, Marcel Mauss, Paul Fauconnet, et Robert Castel.
Dans la généalogie de l’Etat social, Emile Durkheim (1858-1917) joue un rôle primordial. Le fondateur de la sociologie ne saurait être ramené à sa très bonne réputation de républicain socialiste adepte de l’égalité des chances. C’est que la pensée d’Emile Durkheim doit être nettement distinguée du solidarisme. Membre éminent du Parti radical, député, ministre, Léon Bourgeois (1851-1925) décrit, sur un fondement biologique, un individu toujours inscrit dans des relations d’interdépendance de type contractuel. Sa conception de la solidarité provient d’une réflexion sur les risques épidémiques qui nous rendent dépendants “de l’intelligence et de la moralité de tous les autres”. Cette interdépendance implique que chaque sociétaire puisse disposer d’un minimum garanti et bénéficier d’une égalité des chances. Le premier Durkheim n’est pas très loin de Léon Bourgeois mais il dépasse ensuite le simple constat de l’interdépendance, qui ne permet pas de résoudre la contradiction entre l’individuel et le collectif.
Chez Durkheim, la primauté du collectif ouvre sur une pensée qui conteste la méritocratie pour promouvoir une égalité radicale, proche de la charité, venant accomplir le sentiment de sympathie de l’homme pour l’homme. En commentaire d’un texte tardif de Durkheim, Sacha Lévy-Bruhl souligne que “Si l’on passe d’une égalité des chances à une égalité radicale, si la charité devient l’apogée de la justice, c’est donc que le corps individuel se trouve transfiguré en un point sacré appréhendé indépendamment de toute disposition naturelle”.
Cette égalité morale est une limite inatteignable, comme la justice, comme l’intérêt général. Mais c’est un principe qui transcende les inégalités physiques et intellectuelles et qui implique que tous les hommes soient toujours-déjà traités comme des égaux. Cette décision pour l’égalité est l’effet de ce que Durkheim nomme une “transfiguration” : l’individu que nous regardions empiriquement dans ses particularités se présente à nous comme un égal, représenté comme tel dans la société. La transfiguration durkheimienne est une sacralisation de l’individu, qui doit être protégé pour lui-même, selon une politique de justice sociale aussi accomplie que possible. Malheureusement, Emile Durkheim est mort avant d’avoir pu écrire le grand livre sur la morale qu’il préparait et il n’a pu donner à l’idée de transfiguration son prolongement théorique.
Ce prolongement est l’œuvre de Paul Fauconnet (3), le plus proche disciple d’Emile Durkheim et l’ami de Marcel Mauss – tous trois républicains et socialistes, réunis dans la revue L’Année sociologique. Neveu de Durkheim et fondateur de l’anthropologie, Marcel Mauss (1872-1950) réfléchit sur l’échange marchand et montre que la pratique du don et du contre-don ne résulte pas d’un calcul d’utilité en fonction d’une valeur marchande mais d’un enjeu social : donner, sacrifier une chose, c’est affirmer son prestige.
Comme Durkheim, Marcel Mauss décrit une transfiguration de l’individu assumant son rôle dans le système social et devenant une personne parce que ce rôle social est intériorisé sous la forme d’un devoir moral. ‘‘C’est en ce sens, précise Sacha Lévy-Bruhl, que l’Etat social constitue un retour à l’archaïque : il traduit un mouvement de reconnaissance du fondement social de l’individualisme, et représente, comme le dit Mauss en se rapprochant beaucoup du cœur de la thèse de Fauconnet un retour au droit”. Le retour à l’archaïque n’est pas la reprise des pratiques anciennes de don et de contre-don mais le retour à une “morale de groupes” – celle des caisses de retraites, par exemple – par lesquelles les modalités sociales de l’échange prennent la forme moderne d’un système de protection généralisée de la personne humaine, reconnue dans sa dignité. On peut d’ailleurs noter que la philosophie kantienne, référence majeure sous la IIIe République, fait de la dignité une valeur incommensurable, qui interdit que l’individu soit considéré comme un moyen.
Paul Fauconnet, quant à lui, commence par s’intéresser à l’attribution de responsabilité qui permet le jugement pénal, afin de saisir le contenu de la moralité. La responsabilité est une institution, définie comme “ensemble de représentations” qui structure la vie morale des sociétés. Ces représentations sont variables, et elles n’établissent pas nécessairement une relation entre l’auteur du crime et celui – animal, plante, groupe familial – qui en est déclaré responsable. C’est seulement dans les sociétés modernes que les sanctions affectent l’auteur du crime, parce qu’on estime que l’individu est capable de faire des choix moraux et qu’il doit, en cas d’atteinte à la dignité et à la vie des personnes, répondre au besoin de sanction.
La logique de la responsabilité pénale étant explicitée, Paul Fauconnet s’interroge sur l’imputation de responsabilité quand les causes du dommage corporel sont complexes. C’est le cas des accidents du travail, qui suscitent un besoin de sanction et qui peuvent aboutir à un retournement de l’imputation. Si la cause de l’accident tient aux conditions de travail dans le mode de production capitaliste, il est impossible de sanctionner l’un des acteurs du système et on se retourne contre le seul individu qu’on a sous la main : la victime de l’accident. Comme toute situation sociale complexe fait des victimes – des chômeurs, des pauvres – le même retournement peut se reproduire et désigner le pauvre comme responsable de sa pauvreté, et le chômeur comme responsable de son oisiveté forcée.
La contradiction entre la sacralisation de l’individu et le blâme de la victime est patente. Elle est résolue par le droit social : l’assurance contre les accidents du travail garantit le plein respect de l’intégrité individuelle. Prolongeant l’intention de Durkheim, Paul Fauconnet conçoit l’Etat social comme mode de résolution d’une contradiction interne à l’individualisme et donne tout son sens au socialisme. Les socialistes d’appareil auraient avantage à prendre en considération ce point capital : il nous permet, selon Sacha Lévy-Bruhl, de comprendre l’Etat social comme un “projet politique de désubjectivation”. Vouloir la protection sociale généralisée, c’est refuser de renvoyer chacun à sa subjectivité en laissant croire qu’il est responsable de ses succès et de ses échecs. C’est préparer la réalisation d’un immense progrès dans l’histoire des attitudes collectives devant la pauvreté que nous avons étudiées avec Robert Castel (4).
La législation de la IIIe République amorce ce progrès et fait coexister l’assistance et l’assurance : loi du 15 juillet 1893 sur l’assistance médicale gratuite, loi du 14 juillet 1905 sur l’assistante nationale aux indigents, loi de 1904 sur la protection de l’enfance, loi de 1910 sur les retraites ouvrières et paysannes. La loi du 9 avril 1898 sur les assurances contre les accidents du travail, qui rompt avec le principe libéral de la faute, est quant à elle considérée comme la matrice de la politique de protection sociale. La loi de 1898 abolit la faute : l’accident n’est plus imputable à l’ouvrier, ni au patron, il est pris en charge par l’entreprise qui s’assure afin que la victime de l’accident puisse être dédommagée. Le passage de la faute au risque assumé collectivement est une révolution, inspirée par l’exigence de justice – non une simple technologie assurantielle.
Cette même exigence de justice inspire le plan français de Sécurité sociale (4) conçu par Alexandre Parodi et Pierre Laroque qui “insistent volontiers sur la rupture que constitue un projet général et cohérent, dont le caractère effectivement inédit vient de ce qu’il vise à généraliser l’aspect universel des protections dans une citoyenneté sociale garante d’une sécurité, et dont la vocation est explicitement redistributive” comme le souligne Sacha Lévy-Bruhl.
Même si Pierre Laroque a été influencé par le solidarisme, l’Etat social n’a pas pour ambition principale d’organiser la solidarité selon des relations d’interdépendance – mais d’agir de telle sorte que l’individu puisse bénéficier d’un statut. Cette protection statutaire n’est pas une survivance de l’Ancien Régime car elle n’est ni héréditaire, ni inscrite dans un “ordre” hiérarchique. Elle se caractérise par son dynamisme – elle évolue selon les exigences de la justice social – et elle est soumise au principe général d’égalité.
Expression du génie français, l’Etat social est remis en question depuis quatre décennies par les partis de droite qui pratiquent des coups de boutoirs méthodiques et par une gauche qui a suivi les recommandations des intellectuels qui ont remis en cause “l’Etat-Providence”. C’est cette double négation qu’il faut comprendre si l’on veut relancer la dynamique de l’Etat social.
(à suivre)
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1/ Claude Bruaire, La raison politique, Fayard, mars 1974.
2/ Sacha Lévy-Bruhl, Le grand renversement de l’Etat social, PUF, février 2025.
3/ Paul Fauconnet, La responsabilité, Étude de sociologie, Présentation de Sacha Lévy-Bruhl, PUF, avril 2023.
4/ Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Fayard, janvier 1995. Cf. l’entretien qu’il a accordé à Royaliste (n° 831) en 2004.
5/ Cf. Colette Bec, La Sécurité sociale, Une institution de la démocratie, Gallimard, janvier 2014 et la présentation dans Royaliste, n° 1058, juin 2014.
Article publié dans le numéro 1310 de « Royaliste » – 2 novembre 2025
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