La guerre menée par les États-Unis en Afghanistan est perdue. Après les Anglais au XIXe siècle, après les Soviétiques au XXe, les soldats américains et leurs alliés sont victimes de la politique de George Bush, d’erreurs stratégiques majeures et d’une absence totale de sens politique. Journaliste à Libération, auteur d’un livre sur l’Afghanistan, Jean-Dominique Merchet nous donne ici l’éclairage historique, anthropologique et politico-militaire du conflit en cours – dont la France devrait se dégager au plus vite.

Royaliste : Pourquoi ce livre ?

Jean-Dominique Merchet : Je vais avoir cinquante ans cette année et l’Afghanistan était déjà dans l’actualité quand j’étais étudiant à l’Institut d’Études politiques de Grenoble à la fin des années soixante-dix. J’avais alors entrepris un travail sur la question afghane, que je n’ai pas poursuivi mais l’Afghanistan est constamment présent dans l’histoire de ma génération. Bien sûr, je m’en suis occupé plus précisément en tant que journaliste spécialisé dans les questions de défense.

Cela dit, beaucoup de Français ne se préoccupaient guère des affaires afghanes jusqu’à ce que dix de nos soldats soient tués dans l’embuscade du 19 août 2008. Maintenant, beaucoup de nos concitoyens s’interrogent sur l’engagement militaire de la France dans ce pays lointain et c’est pour eux que j’ai écrit ce livre – sans être, je tiens à le souligner, un spécialiste de l’Afghanistan. Mais, bien entendu, j’ai consulté de nombreux spécialistes.

Royaliste : Vous faites une description très précise de l’embuscade…

Jean-Dominique Merchet : J’ai pu consulter des documents officiels ce qui m’a permis d’expliquer à peu près complètement ce qui s’est passé, dans un récit qui se trouve au début de mon livre. J’ai aussi évoqué l’étrange attitude de Nicolas Sarkozy qui a privatisé la mort de nos soldats. Comme s’il s’agissait d’un accident d’automobile !

Royaliste : Comment s’est nouée la nouvelle tragédie qui frappe l’Afghanistan ?

Jean-Dominique Merchet : L’Afghanistan vit une crise nationale depuis trente-cinq ans – bien avant la chute du communisme et le 11 Septembre… Jusqu’au début des années soixante-dix, le pays est une monarchie débonnaire incarnée par un roi qui gouverne assez peu parce qu’il sait que le pays est ingouvernable. L’État afghan existe depuis le XVIIIe siècle. Avec la Thaïlande et l’Éthiopie, l’Afghanistan fait partie des quelques pays qui n’ont jamais été colonisés mais, au XIXe siècle, il était au point de rencontre entre les impérialismes britannique et russe. Les deux grandes puissances se sont entendues pour ne pas chercher à contrôler ce pays, ce qui était sage puisqu’il est incontrôlable. Il faut souligner que l’Afghanistan a toujours été prosoviétique : sa monarchie a été le premier État à reconnaître la Russie bolchevique en 1919 et il y a toujours eu des relations très étroites entre l’Afghanistan et l’Union soviétique.

C’est en 1973 que la République est proclamée à la suite du coup d’État organisé par le prince Daoud. C’est un régime semi-communiste qui est renversé par les communistes en 1978. Or il n’y a pas plus de 5 000 militants communistes dans un pays archaïque. Les communistes vainqueurs sont divisés et s’entretuent, le pays se soulève et à Moscou, au Politburo, il y a un vrai débat sur l’intervention. Finalement, l’Union soviétique intervient en 1979 et reste jusqu’en 1989.

Royaliste : Contrairement à une impression courante, vous montrez que cette intervention ne se solde pas par une complète défaite.

Jean-Dominique Merchet : Les Soviétiques ne se sont pas si mal débrouillés ! Il est vrai qu’ils ont subi de lourdes pertes dans les premiers mois mais ils ont finalement réussi ce que nous essayons de faire actuellement : afghaniser la situation.

Très vite, les Soviétiques comprennent qu’ils ne parviendront pas à contrôler militairement le pays : ils ont donc contrôlé les routes, aussi bien que nous le faisons, ils ont contrôlé les villes mieux que nous le faisons et leurs opérations militaires ont été relativement efficaces. Après avoir créé une armée nationale afghane et conforté un régime politique allié – ce que nous essayons de faire avec Hamid Karzaï – les Soviétiques ont effectué leur repli militaire en bon ordre et drapeaux déployés. De fait, le gouvernement communiste a duré encore trois ans. Puis il a été renversé en 1992 sous les coups des grands seigneurs de la guerre, Massoud et Hekmatiar, qui se sont ensuite massacrés dans Kaboul. Le désordre est tel que les talibans arrivent en 1996, ramènent l’ordre et la sécurité tout en instaurant une dictature islamique fanatique.

A ce propos, notez que le régime des talibans n’est pas très différent de celui de l’Arabie saoudite : les talibans sont conservateurs, ils ne pensent pas une seconde à exporter une révolution islamique et à poser des bombes en Europe. Mais ils ont effectivement accueilli de véritables révolutionnaires – les hommes de Ben Laden. La suite est bien connue.

Royaliste : Le sentiment national ne semble pas avoir progressé pendant ces guerres.

Jean-Dominique Merchet : Xavier de Planhol, grand géographe français de tradition royaliste, a écrit un des meilleurs livres qui soient sur le monde musulman (1) et dans lequel il définit l’Afghanistan comme une anti-nation. Cette définition est très juste car l’Afghanistan reste une juxtaposition de plusieurs groupes : Tadjiks de langue persane, Ouzbèkes, Pachtounes et bien d’autres groupes linguistiques et religieux.

Ce sont les Pachtounes qui portent l’idée nationale. Ils n’ont pas de définition ethnique car pour être Pachtoune il faut respecter la loi pachtoune – le pachtoun-wali. Le problème c’est que les Pachtounes sont théoriquement séparés par la ligne Durand qui fait office de frontière – pas reconnue par le gouvernement afghan – entre l’Afghanistan et le Pakistan. Le pays pachtoune existe cependant de part et d’autre de la ligne et les fameuses « zones tribales » pachtounes, qui sont quant à elles en territoire pakistanais, ne sont pas contrôlées par Islamabad. C’est dans ces zones que sont cachés les hommes d’Al-Qaïda et sans doute Ben Laden.

Royaliste : Qu’en est-il du Pakistan ?

Jean-Dominique Merchet : Le Pakistan est terrorisé par son voisin indien et il a une Alsace-Lorraine qui s’appelle le Cachemire. Sur ses arrières, il n’a pas envie d’avoir un pays ennemi : il veut donc un régime qui lui soit favorable ou du moins qui soit neutre. Islamabad est à 150 km du Cachemire et à 80 km de l’Afghanistan : d’où l’intervention pakistanaise dans les affaires afghanes. Les Pakistanais ont soutenu les talibans mais ceux-ci n’ont pas été fabriqués par les services secrets pakistanais : c’est une des tendances religieuses de la région. La mouvance talibane est très compliquée, certains insurgés sont des pachtounes qui ne sont pas talibans et les insurgés ouzbèkes ne sont pas non plus des talibans.

Royaliste : Quels sont les objectifs de l’actuelle coalition ?

Jean-Dominique Merchet : Nul ne saurait contester l’excellence des intentions ! Il s’agit d’apporter à l’Afghanistan les droits de l’homme, la sécurité et la prospérité – ce qui me laisse dubitatif. Les Soviétiques étaient environ 100 000 et ils se sont toujours plaints d’être trop peu nombreux. On ne peut tenir 70 000 km2 d’un pays très montagneux avec les 70 000 hommes que regroupe la coalition dont la moitié vit enfermée dans leurs bases. Les Allemands, par exemple n’ont pas le droit de se battre et, pour l’anecdote, ils ont bu un million de litres de bière l’année dernière !

Quant à la France, les milieux officiels vantent volontiers sa générosité. En fait, notre pays participe pour 5 % à l’effort militaire et contribue pour 1 % à l’aide au développement du pays. Comme le dit un spécialiste : « la France est moins avare du sang de ses soldats que de son argent ». Cela dit, l’aide internationale au développement de l’Afghanistan est un échec : on trouve de l’argent pour créer des écoles, ce qui est une bonne chose, mais pas pour faire les grandes routes et les centrales électriques indispensables au pays.

Royaliste : L’intervention de 2001 était-elle justifiée ?

Jean-Dominique Merchet : A mon avis, l’intervention se justifiait car des bases de terroristes qui visaient l’Europe et les États-Unis existaient en Afghanistan. Sur le plan juridique, la situation n’est pas du tout la même que celle du Kosovo et de l’Irak : il y a eu une résolution des Nations unies demandant au gouvernement afghan de livrer les terroristes ; les talibans ont refusé et les opérations militaires que vous connaissez ont été déclenchées.

Il était donc nécessaire d’éliminer ces terroristes. Mais avons-nous la légitimité qui nous permet d’aller en Afghanistan pour établir les droits de l’homme et construire un Afghanistan ? Non. En avons-nous la capacité ? Non. Il faut laisser les peuples vivre leur histoire mais si cette histoire vient percuter l’histoire de notre pays, la réplique me paraît indispensable. Cela dit, la lutte contre le terrorisme est une affaire de services spéciaux : les soldats occidentaux tels qu’ils sont employés ne permettent pas de lutter efficacement contre le terrorisme. N’oublions pas non plus que les terroristes ne sont pas des Afghans : ils sont venus parce qu’ils étaient encouragés par les Américains après 1979. Mais ne sombrons pas dans la théorie du complot impérialiste : les alliés des Américains dans la confrontation avec l’Union soviétique sont devenus leurs ennemis. Ce type de retournement s’observe souvent dans l’histoire.

Royaliste : Votre conclusion est que la France doit se désengager…

Jean-Dominique Merchet : Précisément, il nous faut préparer les conditions de notre départ. Après avoir engagé l’armée française avec beaucoup de prudence, Jacques Chirac avait retiré nos troupes spéciales alors que Nicolas Sarkozy a doublé le nombre de soldats effectivement présents sur le terrain. La situation militaire générale est telle que l’armée française est aujourd’hui dans un piège et il faut essayer de s’en extraire le plus intelligemment possible.

Il n’est d’ailleurs pas impossible que les Occidentaux parviennent à créer quelques zones de sécurité puis quittent le pays comme l’ont fait les Soviétiques. En envoyant des troupes supplémentaires, le président des États-Unis veut sans doute protéger les grandes voies de communication et engager des négociations dans de bonnes conditions. Mais les Américains ne pourront pas faire plus. On ne peut pas conquérir l’Afghanistan et le président Karzaï ne parvient pas à établir une unité politique dans ce pays qui est détruit. Il faut nous tirer les leçons de ces échecs et quitter l’Afghanistan en bon ordre. Le plus tôt sera le mieux.

***

Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 944 de « Royaliste » – 23 mars 2009.

 

  • Xavier de Planhol, Les nations du Prophète, Fayard, 1993.

 

Jean-Dominique Merchet Mourir pour l’Afghanistan Éd. Jacob-Duvernet, 2009.

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