Sur les boulevards parisiens, vendredi dernier, tout était simple : ce n’était pas un défilé « bon enfant », mais une manifestation de citoyens déterminés. A quoi ? A ne pas supporter les conséquences de la crise systémique provoquée par une caste de profiteurs et d’irresponsables : « La crise, c’est eux ! ». A récuser sur tous les tons un Sarkozy provocateur et incapable : « Casse toi, pov’con ! ».
Les deux principaux slogans disent bien que nous sommes dans un mouvement à la fois social, anti-oligarchique, et politique : on n’en veut plus, de l’autocratie sarkozienne. Ce mouvement est effectivement populaire – bien plus populaire que ceux de 1936 et de 1968.
De Denfert-Rochereau à la Bastille, il a réuni étudiants, professeurs, ouvriers, employés et cadres du public et du privé de diverses traditions politiques. Cette unité à la base, qui pourrait nous lier dans une fraternité militante, est le facteur positif, prometteur, du mouvement de résistance à l’ultralibéralisme qui ne cesse de s’affirmer depuis quinze ans.
Les messieurs du « Monde » et ceux de l’Elysée tentent de se rassurer en évoquant des cortèges de braves gens en proie à l’inquiétude et des réactions de colère face à quelques patrons. Ils se trompent : les citoyens qui marchent par millions dans les rues de nos villes veulent le choc frontal avec un adversaire clairement identifié. C’est en cela que la situation est pré-révolutionnaire – plus nettement qu’à la veille du 14 juillet 1789, des journées de 1830 et des élections de 1936.
Ces observations ne signifient pas que nous allons entrer dans une période révolutionnaire (1). Il y a des mouvements qui échouent, par la faute de leurs dirigeants ou à la suite de manœuvres habiles des conservateurs, souvent moins bornés qu’on ne le dit. Actuellement, ce sont ces deux facteurs négatifs qui bloquent conjointement le mouvement en cours. D’où une situation confuse (2).
A l’Elysée, Nicolas Sarkozy se laisse toujours aller à ses pulsions, qui sont à terme suicidaires : il persévère dans l’ultralibéralisme (la réforme hospitalière est le dernier exemple) tout en accablant le capitalisme financier qui « marche sur la tête » – et qu’il s’efforce de sauver avec les principaux dirigeants du G 20. Le supposé président se condamne à l’échec : le système est mort de l’aveu de Claude Guéant et la révolte sociale va s’amplifier ; or le supposé président a justifié le rejet de l’anticapitalisme qui soude les manifestants, les grévistes, les ouvriers et employés qui occupent les usines et séquestrent les dirigeants.
A l’Elysée, un homme lui fait contrepoids : Raymond Soubie, intelligent, fin connaisseur des questions sociales et des syndicats, excellent manœuvrier. Il n’a pas de stratégie de sortie de crise mais une tactique efficace de dilution. On oppose un édredon aux dures offensives menées par les contestataires sur le front de l’université et de la santé publique : petites concessions, tentatives de division… On se donne par ailleurs le beau rôle en affirmant que Nicolas Sarkozy et « ses » ministres sont des hommes de bonne volonté (3), qui veulent gérer la crise avec les partenaires sociaux.
« Le gouvernement a, en face de lui, des syndicats responsables qui ne cèdent ni à la surenchère ni à la politisation » écrit l’éditorialiste du Monde (2 mai) en écho à la propagande gouvernementale qui ne cesse depuis quelques semaines de vanter le sens des responsabilités des dirigeants syndicaux. Ne sont-ils pas toujours prêts à venir discuter à l’Elysée ? Ne font-ils pas tous leurs efforts pour atténuer ou éviter les actions de force dans les usines ? Ce sont, eux aussi, des hommes de bonne volonté, qui veulent présenter de sages revendications après de calmes manifestations ! Au lendemain du 1er mai, Brice Hortefeux affirme que « ce fut une journée de tradition dans un contexte d’exception » dont Raymond Soubie réduit la portée : des manifestants moins nombreux qu’en mars (c’est vrai), des Français qui «savent bien que des défilés ou des manifestations ne suffisent pas à faire reculer la crise » mais « l’unité syndicale, c’est un atout », « un gage qu’on évite les débordements ».
Il est clair que l’Elysée veut s’abriter derrière les grandes confédérations en confortant le syndicalisme de collaboration (la CFDT) par quelques mesures sur l’emploi et par la création d’un fonds d’investissement social. La tactique est habile mais elle peut se retourner contre le pouvoir politique et les syndicats : leurs dirigeants vont bientôt être accusés de passivité ou de complicité par les militants qui veulent l’épreuve de force ; ces derniers seront rejoints par tous les citoyens qui constatent que le pouvoir central ne concède rien sur le fond – ce qui revient à les livrer à la violence économique.
De fait, les ministres concernés se contentent de rappeler qu’il faut attendre les effets des mesures prises et Nicolas Sarkozy fait savoir qu’il est prêt à une « évaluation périodique de l’ensemble de ces mesures économiques et sociales avec les partenaires sociaux et qu’il y aurait une évaluation d’ici la fin du mois de juin ». On prépare donc, sans se presser, une réunion technique avec des partenaires qui obtiendront sans doute quelques aménagements de détail. Une réunion interministérielle dans un gouvernement de coalition ne ferait pas mieux.
Dès lors, à quoi bon l’unité syndicale ? C’est une unité « jamais vue » qui s’est concrétisée le Premier mai « pour la première fois dans l’histoire sociale » comme se plaît à le souligner l’éditorialiste du Monde. Mais elle consiste à réunir derrière la même banderole des dirigeants qui restent ensemble parce qu’ils ont peur : peur de perdre le contact avec le pouvoir et de sacrifier leur supposée capacité de négociation s’ils durcissent l’action ; peur de perdre le contrôle du mouvement social s’ils ne sont pas assez actifs. Jusqu’à présent, ils ont réussi à échapper à cette contradiction paralysante en organisant des manifestations de masse. Mais ils savent que ces grandes parades – auxquelles nous participons de bon cœur car il faut pouvoir se compter – vont bientôt avoir épuisé leur faible capacité d’intimidation.
D’où le débat stratégique qui se déroule derrière la façade unitaire entre deux tendances que je résume en rappelant les positions de deux dirigeants :
François Chérèque veut comme d’habitude collaborer avec le gouvernement pour « accompagner » la crise sociale et le sauvetage du système ultralibéral. Ce « réalisme » lui rallie les timorés mais cela revient à organiser l’infirmerie pour les survivants d’un massacre…
Jean-Claude Mailly propose quant à lui de résister à la crise en passant à l’offensive contre les responsables de la catastrophe : puisque les manifestations n’impressionnent pas Nicolas Sarkozy et le patronat, il faut envisager la grève générale. Mais le secrétaire général de Force ouvrière propose sagement une grève de 24 heures car il sait qu’une grève générale ne se décrète pas : « la grève générale, dans l’histoire, ce ne sont jamais les organisations et les confédérations syndicales qui l’ont lancée. En 1968, c’est pas comme ça que ça s’est passé : c’est parti dans les entreprises et ça s’est étendu (…) ».
Si une grève générale éclatait, si le pays était paralysé pendant une longue période, il serait logique que Nicolas Sarkozy prononce la dissolution de l’Assemblée nationale afin que les Français puissent éventuellement confier la politique du gouvernement à une autre formation politique. En cas de victoire de l’opposition, Nicolas Sarkozy serait neutralisé et un changement radical d’orientations économiques et sociales deviendrait possible.
« La crise, c’est eux ! La solution, c’est nous ! »… Cette issue démocratique à la lutte sociale est souhaitée par une large majorité de Français. Mais les partis de gauche ne se situent pas dans cette dynamique. Tous agissent pour leur propre compte et ne songent pas une seconde à un rassemblement populaire qui aurait rapidement raison du sarkozisme : le Nouveau parti anticapitaliste est étranger à toute solution étatique et nationale ; le Front de gauche rejette toute alliance hors de l’extrême gauche ; le Parti socialiste ne veut pas du pouvoir et affiche un projet mou, très éloigné du programme de salut public (protectionnisme européen, nationalisation des secteurs-clés, augmentation massive des salaires, relance de la politique industrielle, réforme monétaire) qui assurerait sa crédibilité.
Somme toute, les troupes sont prêtes à une bataille de rupture mais leurs principaux chefs organisent des promenades dans une impasse. Cette situation est instable. Elle porte à des violences désespérées.
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(1) Je reprends la question des révolutions dans le numéro 948 de « Royaliste », à paraître le 18 mai.
(2) Merci de vous associer à ce travail indispensable de clarification par vos commentaires et vos critiques.
(3) La bienveillance affichée ne peut cacher les pratiques d’intimidation des groupes qu’on juge trop remuants : l’affaire Julien Coupat est à cet égard scandaleusement exemplaire. Cf. l’article d’Angélique Lacane dans le numéro 947 de « Royaliste » (page 2).
le comportement de la CGT n’est pas moins ambigu parce que sa direction souhaiterait pouvoir négocier une fin de conflit si Sarkozy voulait. Celui de FO est lié à la certitude d’être victime de la réforme de la représentation syndicale alors il est logique qu’elle joue sur une certaine radicalité tout en sachant l’inefficacité des grèves de 24 heures. Comme la contestation sociale quelque soit son ampleur n’a pas de traduction politique elle risque de s’essouffler et/ou produire encore d’autres actes de violence désespérés.
Le risque est que pour maintenir l’unité syndicale il ne se passe plus rien de significatif avant la rentrée.
Nous devons donc nous attendre à des actes de violence gratuits.
Le point important en effet, c’est cette situation « confuse ». Je la ressens tout particulièrement dans mon milieu de l’éducation, de l’enseignement supérieur et de la recherche : prêts au départ à accompagner, voire proposer des réformes importantes, ces milieux se sont vus imposer par leurs ministères des changements brouillons, contradictoires, inapplicables, dans une frénésie de changements pour le plaisir de l’annonce, sans discussions et sans continuité dans les décisions. Pas d’écoute ni de négociations, en fait aucune préoccupation des « vrais gens » qui eux attendent des « vraies décisions », puisque seul l’effet d’annonce a de l’importance, et qu’une fois son écho répercuté par les médias, on peut zapper. Tout ceci n’a abouti qu’à bloquer complètement la situation et empêcher tout dialogue. Gouvernement décrédibilisé, population exaspérée, perte de confiance, en effet c’est tout le corps social qui est déboussolé : je plains les syndicats. Andy Warhol disait, parait-il, que chacun allait avoir son quart d’heure de célébrité. Ici c’est la même chose : chaque groupe reçoit son quart d’heure d’écoute mise en scène, puis disparaît.
Ce qui apparaît aussi de façon quasi « expérimentale », c’est à quel point le comportement d’un chef d’état influe sur celui de l’ensemble des citoyens qu’il gouverne, et comme la personnalité d’un responsable a de l’importance : on est loin de la « gouvernance ». Le Monde présentait ce samedi une comparaison des comportements d’Obama et Sarkozy et de leurs images, « cool » pour l’un et agitée pour l’autre. L’article montrait à quel point ces images (qu’elles soient réelles ou de communication) influaient sur la réceptivité des citoyens aux réformes. L’énervement, l’excitation permanente, le zapping obsessionnel de Sarkozy induisent un énervement parallèle de tout le corps social et cette confusion due aux changements constants des pôles d’intérêt et des priorités. On ne peut pas suivre, tout simplement. Chaque groupe est sensible à ses problèmes particuliers, or ceux-ci sont mis sur le devant de la scène juste le temps d’en parler puis évacués et oubliés. Sauf par les premiers intéressés qui se retrouvent brutalement comme un chien à qui on tend puis retire un os. La confusion ne peut qu’aboutir à l’exaspération. L’excitation permanente est probablement bonne pour un candidat, elle est fatale pour un chef d’Etat.