Cinq économistes ont conjugué leurs réflexions dans un ouvrage (1) qui a le mérite de clarifier le débat sur la rupture avec le néolibéralisme. Loin des impasses tracées par une radicalité illusoire, un programme de reconstruction économique et sociale peut être raisonnablement formulé.

Répétée sur tous les tons à la suite de Margaret Thatcher, l’idée qu’il n’y a pas d’alternative au néolibéralisme a fini par gagner de larges secteurs de l’opinion, y compris les plus critiques. Les élections générales, qui font se succéder les diverses fractions de l’oligarchie, les défaites subies par le mouvement syndical malgré d’imposantes mobilisations, l’échec des mouvements de révolte, le conformisme médiatique et bien d’autres facteurs conduisent au découragement, tempéré par la volonté de limiter les dégâts.

Je n’oublie pas que des intellectuels et des groupes politiques se réclament d’une radicalité qui reprend, par d’autres chemins, le vieux projet de révolution anticapitaliste qui s’était effondré à la fin du siècle dernier. Quels que soient ses porte-parole et ses références, cette radicalité est entravée par ses faiblesses et ses aveuglements volontaires, précisément pointés par David Cayla et ses amis, au fil de leurs réponses communes à “quinze questions qui fâchent”.

Ainsi, le fédéralisme européen que souhaite une partie de la gauche est nettement récusé par les cinq auteurs. L’aboutissement du processus de fédéralisation ne ferait que renforcer des structures dépourvues de légitimité populaire qui ne permettraient certainement pas de combler le déficit démocratique. Le déficit social resterait en l’état faute de prestations sociales européennes et de services publics propres à la fédération. Et nul fédéralisme ne dit comment la logique du Marché unique pourrait être compensée par des organes fédéraux.

Préconisée par les partis écologistes et par la France insoumise, la sortie du nucléaire n’est pas possible dès lors qu’on veut se priver d’une énergie qui représente aujourd’hui 70% de la production d’électricité tout en basculant sur l’électrique le maximum de ce qui est à décarboner. Le thème de la décroissance relève quant à lui de l’utopie anti-sociale : la baisse des revenus et de la consommation serait intolérable à l’échelle mondiale et, dans les pays développés, l’augmentation du PIB est nécessaire pour financer la hausse du pouvoir d’achat des classes populaires, pour conforter le système des retraites et pour financer les investissements nécessaires à la transition écologique. L’objectif de justice sociale est déterminant mais il n’implique pas l’acceptation résignée des excès consuméristes : face à l’ébriété dont nous sommes témoins dans de nombreux domaines, il faut faire prévaloir l’exigence de sobriété – loin de toute morale sacrificielle de la privation.

Les privations insoutenables d’un socialisme de couvent laïc semblent pouvoir être compensées par le revenu universel inconditionnel, universel et forfaitaire. Mais il s’agit d’une générosité illusoire qui engendrerait de nombreuses injustices sans qu’un niveau de vie garantissant la dignité de chacun soit assuré. C’est pourquoi les cinq partisans de l’alternative proposent le versement à tous les citoyens d’un revenu minimum garanti par le moyen d’une augmentation du RSA étendu aux plus jeunes, assorti d’une politique de redistribution du revenu national (2).

Au fil des réponses aux questions qui fâchent – nous ne pouvons toutes les évoquer ici – le lecteur ne perd jamais de vue le projet général de rupture avec le capitalisme. Mais sa logique est étrangère aux facilités théoriques de la table rase – celles d’une société débarrassée du cadre étatique, de la propriété publique et du nucléaire, dans laquelle les citoyens s’épanouiraient dans la gestion des “communs” – qu’il s’agisse des crèches ou de la distribution de l’eau, de la prairie communale ou des vaccins, hors de tout souci de l’intérêt général. De telles utopies sont réconfortantes car on peut vivre intellectuellement sa rupture avec le capitalisme et compenser les déceptions de la vie militante par des postures qui reposent sur un secret plus ou moins conscient : rien ne se réalisera pratiquement mais l’on aura sauvé son âme révolutionnaire.

Pour mettre fin à la domination du capital sur la société, il faut moins qu’une utopie généreuse et plus qu’une petite accumulation de réformes partielles. Une alternative au capitalisme est possible pratiquement si l’on conçoit la révolution comme une reconstruction et un accomplissement. Telle est la méthode que nous préconisons : reconstruire ce qui a été détruit, consolider les fondations ébranlées et accomplir ce que les révolutions précédentes – plus particulièrement celle de 1944-1946 dans l’ordre économique et social, celle de 1958 dans l’ordre institutionnel – ont pu établir ou seulement esquisser.

David Cayla et ses amis n’abordent pas dans leur livre la question des institutions politiques mais leur approche est institutionnaliste. Dans notre pays où le pouvoir politique a cessé d’être républicain pour devenir oligarchique – où le gouvernement selon l’intérêt général est remplacé par une gouvernance en osmose avec les intérêts de la classe possédante – la reconstruction peut prendre appui sur l’Etat social qui soustrait encore au secteur privé des services publics, qui assure toujours une forte protection sociale et une large socialisation du revenu des ménages. En 2022, la moitié du revenu global des ménages était constituée de prestations sociales en espèces (retraites, allocations familiales, allocations chômage) et de transferts sociaux en nature, qu’ils soient marchands (allocations logement, médicaments remboursés…) ou non marchands (hôpital public, éducation).

C’est à partir de ce constat qu’on peut renforcer et développer la protection sociale, grâce à un financement associant la cotisation et l’impôt. A cet égard, les propositions des auteurs, nombreuses et précises, permettent de clarifier le débat. Elles ont aussi l’avantage d’être présentées en lien étroit avec leurs conditions de possibilité économiques et financières. Pas de développement de la protection sociale sans juste répartition de la charge fiscale, sans protection de l’activité économique nationale, sans gestion maîtrisée de la dette publique, hors de tout catastrophisme.

S’amorce ainsi une reconquête de la souveraineté qui implique une nouvelle politique du crédit, c’est-à-dire une politique du financement – nécessaire si l’on veut développer la production industrielle et agricole, indispensable pour assurer la transition écologique. A juste titre, les auteurs soulignent le rôle primordial de la planification dans l’orientation des grandes entreprises libérées des enjeux spéculatifs. Il faut que l’Etat finance directement les entreprises vouées à la transition, ou garantisse leurs emprunts. Il faut que les banques nationalisées fournissent les entreprises en crédits à long terme, et c’est une bonne idée que de prévoir que leur distribution soit contrôlée par des comités de crédit composés de responsables du plan, de représentants de la banque et d’épargnants.

Le financement public des investissements productifs permettra d’assurer à la nation une réindustrialisation effective. Celle-ci exige la nationalisation des secteurs stratégiques (énergie, transports, pharmacie…), le financement public de la modernisation des secteurs délaissés – par exemple le transport ferroviaire – et la relocalisation des très nombreuses activités qui sont nécessaires à la nation. Un tel effort n’ira pas sans une réorganisation du pouvoir dans l’entreprise, sans une relance de la politique éducative, à commencer par l’enseignement professionnel, et sans une extension des droits des salariés.

Le souci constant des auteurs est de bien articuler, par la médiation étatique et dans la cadre d’une planification démocratique, les nécessités de la production industrielle et agricole et l’impératif écologique – mais l’urbanisme a été oublié. Cette articulation sera facilitée par la mise en œuvre de l’économie circulaire mais aussi par des choix politiques qui devraient conduire à pénaliser les consommations ostentatoires, les innovations inutilement coûteuses et les innombrables gaspillages qui encombrent et polluent la collectivité.

Somme toute, cette alternative mûrement pensée esquisse un programme de gouvernement qui repose sur des analyses solides et des critiques pertinentes des effets de la mondialisation néolibérale. Il va presque sans dire que ce programme est incompatible avec les traités et accords de l’Union européenne, qu’il s’agisse de la prétendue monnaie unique, de la libre concurrence, de l’union bancaire, de la libre circulation des capitaux et de l’équilibre budgétaire érigé en règle d’or.

En se prononçant pour une “Europe pragmatique”, David Cayla et ses amis en disent beaucoup mais pas encore assez. Il est pertinent de s’interroger sur les modalités de sortie de la “monnaie unique” car aucune zone monétaire n’est irréversible. Il faut en finir avec le travail marchandise et la mise en concurrence des régimes sociaux. On peut certes envisager des actions communes et des financements budgétaires concertés mais cela suppose une refonte de l’appareil institutionnel de l’Union européenne qu’il faut libérer des réseaux technocratiques, des groupes de pression et des normes meurtrières – à commencer par la “concurrence libre et non faussée”.

Nous n’avons pour notre part jamais cultivé les mythologies du vieil internationalisme de gauche qui encombrent toujours les esprits de maints dirigeants politiques et syndicaux. Nous proposons simplement de respecter l’étymologie et de réaliser l’inter-nationale des nations dans une union continentale d’Etats souverains conçue sur le mode confédéral. Nous souhaitons que s’ouvre un débat sur la reconstruction de l’Europe que nous avions esquissé au temps de la Guerre froide dans la perspective de l’Europe de l’Atlantique à l’Oural et que nous avions précisé dans les années 90 lors du lancement du projet de Confédération européenne puis dans un tout récent numéro (1279 bis) de Royaliste. Des partisans de l’alternative, nous attendons la publication d’un large complément de programme !

***

1/ David Cayla, Philippe Légé, Christophe Ramaux, Jacques Rigaudiat, Henri Sterdyniak, Penser l’alternative, Réponse à quinze questions qui fâchent, Fayard, 2024. Voir notre entretien avec David Cayla et Jacques Rigaudiat sur la chaîne YouTube de la NAR.

2/ Voir sur ce point les propositions votées par la NAR lors de son 37e congrès en avril 2017. Entre les propositions de Penser l’alternative et les motions de la NAR sur les questions écologiques, économiques et sociales, d’utiles comparaisons pourraient être faites.

Article publié dans le numéro 1281 de « Royaliste » – 16 juin 2024

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1 Commentaire

  1. RR

    « (…) la sortie du nucléaire n’est pas possible dès lors qu’on veut se priver d’une énergie qui représente aujourd’hui 70% de la production d’électricité tout en basculant sur l’électrique le maximum de ce qui est à décarboner. »

    C’est l’évidence.
    Et puis ne pas oublier que si actuellement l’énergie nucléaire est obtenue par la fission d’atomes, la recherche s’oriente depuis un bon bout de temps déjà sur la fusion qui a beaucoup d’avantages sur la fission (ressource quasi inépuisable, non polluant). Il est incroyable que par idéologie – je dirai même par fanatisme – les Verts (qu’on ne saurait confondre avec tous les écologistes) ne veulent pas en entendre parler.