Ce que les Anglais appellent « Grand Jeu » et les Russes « Tournoi des ombres » est une partie d’échecs où l’on voit rivaliser en Asie centrale les armées et les agents respectifs du Tsar et de la Reine d’Angleterre. Cette histoire méconnue est passionnante. Son actualisation ne l’est pas moins.

Selon la logique impériale de la conquête à l’infini, Russes et Britanniques cherchent au 19ème siècle à étendre aussi loin que possible leur puissance et leur influence. En Europe, les Tsars qui voudraient contrôler les Détroits et rêvent de rétablir la chrétienté à Istanbul se heurtent aux Anglais et aux Français. Plus à l’Est, la Russie pousse victorieusement ses avantages dans le Caucase et s’avance en Asie centrale ce qui inquiète vivement l’Angleterre… Telle est la géopolitique du «Grand Jeu » qui est aussi, de part et d’autre, une fascinante aventure. C’est d’ailleurs Rudyard Kipling qui le désigne comme tel et les activités des diplomates, des militaires et des espions nourriront tout un imaginaire : tableaux, romans, chansons, films – du Kim de Kipling à Un héros de notre temps de Lermontov, des Lanciers du Bengale au Soleil blanc du désert, classique du cinéma soviétique.

Le numéro d’Autrement (1) consacré aux enjeux géopolitiques de l’Asie centrale relate les rudes réalités et les fictions de cette confrontation, clairement expliquée par Alexey Tereshchenko, dans laquelle l’Afghanistan joue déjà le rôle d’une pièce maîtresse. Il importe au plus haut point de connaître l’histoire de l’Asie centrale, retracée par Sergueï Dmitriev, et les principaux aspects du « Tournoi des ombres » pour comprendre la partie qui se déroule depuis la chute de l’Union soviétique dans une Asie centrale qui est redevenue un enjeu majeur pour les grandes puissances.

Bien entendu, les acteurs ne sont plus tous les mêmes : les Anglais jouent aujourd’hui un rôle très effacé et ils ont été remplacés par les Américains ; la présence russe est toujours très forte ; il faut désormais compter avec la Chine, avec la Turquie et demain avec l’Iran qui pousse déjà quelques un de ses pions. L’Union européenne est active, comme le montre Juliette Le Doré dans sa contribution, et la France avait de belles cartes qu’elle va perdre en les confondant avec celles des Américains – chassés d’Ouzbékistan et tout récemment du Kirghizstan et qui partiront battus d’Afghanistan.

Pourquoi l’Asie centrale est-elle importante ? On y trouve du pétrole et du gaz, ce qui intéresse les Russes, les Américains, l’Union européenne et les Chinois. Y opèrent aussi des islamistes sans que l’on puisse faire entrer les conflits politico-religieux dans le schéma du « choc des civilisations » car des influences culturelles fortes et diverses – culture russo-soviétique, cultures persane, turque, indienne, influences occidentales –se mêlent à un « vécu religieux » complexe voire confus. S’y ajoutent des questions économiques et écologiques et, surtout, la stratégie des grandes puissances.

Jacques Sapir démêle cet écheveau. Après avoir rappelé les erreurs commises par les Américains, qui ont voulu en finir avec la Russie au lieu de s’allier avec elle, il souligne le rôle de l’Organisation de coopération de Shanghai résolument ignoré par la plupart des journalistes français alors que l’OCS réunit les Russes, les Chinois et quatre anciennes républiques soviétiques d’Asie centrale dans une alliance politique, économique et militaire. Le rôle de Gazprom est examiné de près, de même que les différents aspects de la coopération entre les Russes et les Iraniens dans cette partie du monde.

Quant à la France, Jacques Sapir est amer : « Plutôt que de se précipiter tête baissée dans la voie d’une normalisation atlantiste, une politique d’indépendance bien conçue aurait pu être un véritable facteur de paix, et la France, avec la Russie, aurait pu tenter de constituer un pont entre l’OTAN et l’OCS. Cette opportunité a été perdue durant l’hiver 2007-2008 ».

Le Grand Jeu va continuer. Sans nous.

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(1) Dirigé par Jacques Piatigorsky et Jacques Sapir, Le Grand Jeu, XIXe siècle, les enjeux géopolitiques de l’Asie centrale, Editions Autrement – collection Mémoire/Histoire n° 145, janvier 2009. 21€.

Article publié dans le numéro 944 de « Royaliste » – 2009.

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1 Commentaire

  1. Gin Jean-François

    C’est la lecture récente de Kim et un vieux souvenir sur le petit cheval de Prezwalski qui m’ont incité à aller plus loin et à étudier ce « Tournoi des ombres ». Heureusement que « Autrement » existe. Merci à vous pour votre synthèse. JfG