Asie centrale : Un enjeu stratégique

Oct 17, 2011 | Billet invité

 

Colonel en retraite, René Cagnat est docteur en sciences politiques. Il a été attaché militaire en Union soviétique, en Bulgarie, en Roumanie, en Ouzbékistan et au Kirghizstan. Auteur d’une dizaine d’ouvrages sur l’Asie centrale, installé à Bichkek, il suit attentivement les évolutions et révolutions qui marquent les anciennes républiques soviétiques centrasiatiques. Celles-ci constituent pour les grandes puissances anciennes et nouvelles un enjeu stratégique dont il est urgent de prendre conscience.

Royaliste : Peut-on parler à nouveau d’un jeu des grandes puissances en Asie centrale ?

René Cagnat : Oui ! L’Asie centrale est une proie particulièrement tentante. Elle est convoitée par trois empires, deux souvenirs d’empire et une religion. Les deux empires traditionnellement impliqués sont la Chine et la Russie ; la Turquie et l’Iran représentent les souvenirs d’empires ; enfin il y a un empire nouveau venu et qui fait figure d’intrus : les Etats-Unis. La religion, c’est l’islam : promue par l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et le Pakistan, cette religion a fait depuis 1991 des progrès importants en Asie centrale.

Royaliste : Pourquoi l’Asie centrale est-elle convoitée ?

René Cagnat : C’est un monde en soi, isolé, une véritable île au milieu des steppes et des montagnes, presque séparée du monde extérieur et néanmoins tentante. Sa surface est égale à celle de l’Australie si on ajoute à l’Asie centrale ses marges iraniennes, afghanes, pakistanaises et russes. Au sens strict, elle est plus vaste que l’Union européenne, mais avec une population très faible (85 millions d’habitants) qui est entourée de pays très peuplés (Iran, Chine et au-delà Inde et Pakistan) attirés par ce vide démographique. Les pays voisins convoitent l’Asie centrale à cause de ses richesses.

Il y a les hydrocarbures, qu’on appelle là-bas les larmes du diable : le Xinjiang produit 30 millions de tonnes de pétrole et 50 milliards de m3 de gaz ; le Turkménistan produit 10 millions de tonnes de pétrole et 90 milliards de m3 de gaz – et ce n’est qu’un début. Le Kazakhstan est le pays du monde le plus riche en hydrocarbures et en métaux divers : 68 millions de tonnes de pétrole et 37 milliards de m3 de gaz. L’Ouzbékistan assure sa consommation de pétrole (11 mt) et produit 65 milliards de m3 de gaz.

L’Asie centrale est très riche en uranium : le Kazakhstan est le premier producteur mondial d’uranium avec 15 000 tonnes, ensuite le Xinjiang, 10 000 tonnes et l’Ouzbékistan, 2 500 tonnes. Quant aux métaux rares, l’Ouzbékistan produit 85 tonnes d’or par an, le Kirghizstan 20 tonnes, de même que le Kazakhstan – sans compter les productions clandestines d’or et de pierres précieuses. L’Asie centrale est aussi riche en terres rares.

Enfin il y a les larmes d’Allah, autrement dit la drogue : la culture de l’opium interdite en 1973 par l’Union soviétique n’a pas repris mais il y a production de cannabis au Kirghizstan et au Kazakhstan et aussi d’éphédra. La production afghane d’héroïne transite à 30 % par l’Asie centrale, à destination de la Russie, premier consommateur mondial, où on comptait 2 millions de drogués il y a deux ans.

Royaliste : Quelle est la valeur stratégique de l’Asie centrale ?

René Cagnat : « Qui tient l’Asie centrale tient l’île mondiale – l’Europe et l’Asie – et qui tient l’île mondiale, tient le monde » disaient, il y a longtemps déjà, les géopoliticiens. Cela paraissait fumeux mais on s’aperçoit que l’analyse est pertinente – ce que les Américains ont compris.

Le grand jeu des grandes puissances est favorisé par l’extrême division des Centrasiatiques. Depuis 1991, c’est une véritable foire d’empoigne. La principale opposition existe entre les pays de tradition sédentaire (tel l’Ouzbékistan) et les pays de tradition nomade (comme le Kirghizstan). Il y a aussi les oppositions ethniques entre pays et à l’intérieur des pays – par exemple l’opposition entre Kirghizstan et Ouzbékistan et l’opposition entre Kirghizes du nord et Kirghizes du sud. Il y a les rivalités personnelles entre les dirigeants : les anecdotes abondent sur ce point. Il y a les conflits pour le partage de l’eau – entre Ouzbeks et Tadjiks – et les problèmes de tracé des frontières, au Ferghana par exemple. Il y a enfin les divisions autour des catastrophes naturelles – la mer d’Aral – et de la délimitation de la mer Caspienne. Tel est l’échiquier-type de discorde sur lequel jouent les très grandes puissances.

Royaliste : Commençons par la Chine.

René Cagnat : Honneur au doyen ! L’empire chinois était déjà présent en Asie centrale voici plus de 2 000 ans. Cela lui donne un recul tout à fait exceptionnel. Sur ces deux millénaires, la présence chinoise n’a été effective que pendant 400-500 ans. Mais la Chine n’a jamais été aussi présente qu’aujourd’hui dans le Xinjiang : en 1949, lorsque les communistes ont pris le pouvoir, les Chinois y étaient 200 000 ; ils sont maintenant plus de 10 millions. En Asie centrale, la première minorité étrangère est actuellement constituée par les Han, bien avant les Russes qui étaient 13 millions en 1990 et qui ne sont plus que 6 millions, notamment au Kazakhstan.

L’atout des Chinois, c’est qu’ils sont sur place : le Xinjiang a des frontières avec trois pays d’Asie centrale et les Han bénéficient de l’aide des Dounganes, musulmans chinois installés au Kirghizstan, au Kazakhstan, un peu en Ouzbékistan – et de certains Ouighours. Mais la colonie ouïghoure émigrée en Asie centrale – plus de trois millions – est en général très hostile aux Chinois.

L’objectif des Chinois est de contrôler à long terme l’Asie centrale à partir du Xinjiang. L’action menée est prudente mais le but est de rendre dépendants tous les pays de la région. L’action commerciale a été la première menée depuis une dizaine d’années : il s’agit de noyer l’Asie centrale sous les produits chinois en tuant son industrie et son artisanat. C’est ce qui s’est passé au Kirghizstan : lorsque ce pays est entré dans l’OMC, la Chine en a profité en lui fournissant en masse de la pacotille et d’autres produits qui continuent à être réexpédiés à 70 % vers les autres pays d’Asie centrale mais aussi vers la Russie où les vêtements chinois sont vendus sous l’étiquette kirghize, qui est très réputée.

L’action financière chinoise n’est pas moins importante. La Chine a les moyens de consentir des prêts massifs : récemment 4 milliards de dollars ont été donnés par la Chine au Turkménistan pour la construction d’un deuxième gazoduc ; au Tadjikistan, la moitié des crédits octroyés par l’étranger sont d’origine chinoise et l’emprise financière chinoise sur le pays est proche du 40 % du PIB.

Il y a aussi une action logistique : les Chinois construisent des autoroutes, en fait des routes à trois voies, qui relient le Xinjiang à ses voisins : Kazakhstan, Kirghizstan, Tadjikistan et, au-delà, Ouzbékistan et Afghanistan ; ils construisent aussi des voies ferrées, par exemple sur l’axe Kashgar-Andijan via le Kirghizstan vers le Ferghana ouzbek.

La stratégie énergétique est claire : la Chine tente de capter les ressources de l’Asie centrale par la construction de gazoducs et oléoducs. L’action d’infiltration n’est pas moins nette : les ouvriers qui construisent les routes au Tadjikistan restent dans ce pays et s’y marient en profitant de l’absence des Tadjiks émigrés en Russie. Ceci avec les encouragements financiers de la Chine. Et ils sont déjà 80 000 ! Enfin il y a une action diplomatique qui se fait par la voie de l’organisation de coopération de Shanghai dans laquelle la Russie est associée à la Chine – du moins pour le moment.

Royaliste : Qu’en est-il de la Russie ?

René Cagnat : C’est le deuxième empire en importance mais c’est la puissance du passé. Ses atouts sont réels : les minorités russes, la langue russe parlée dans toute l’Asie centrale, l’influence rémanente des apparatchiks de l’Union soviétique : Nazarbaiev, pur kazakh et pur soviétique, en est le plus bel exemple. Enfin, il y a les bases militaires russes au Kazakhstan, au Kirghizstan, au Tadjikistan. La Russie mène une action diplomatique par la Communauté des États indépendants, par un traité de sécurité collective et par une union douanière avec le Kazakhstan, à laquelle il est question d’ajouter le Kirghizstan et le Tadjikistan. L’action clandestine est traditionnellement très importante. L’action économique est en recul mais les Russes se servent encore de la logistique soviétique : voies ferrées, gazoducs…

Royaliste : Venons-en à l’empire américain…

René Cagnat : C’est l’intrus de 2001 qui inquiète tout le monde. Ses atouts, c’est la puissance militaire de projection, l’appui de l’Otan, la planche à dollar qui permet d’être relativement généreux, les ONG qui mènent une subversion par Internet, le prestige de l’american way of life qui favorise la progression de la langue anglaise. L’objectif des États-Unis est d’assurer leur présence géostratégique et de tirer parti des richesses de l’Asie centrale. Avec leurs bases en Afghanistan et au Kirghizstan, ils sont sur les arrières de la Chine, de la Russie, de l’Iran, de l’Inde, à proximité du Golfe persique. Les majors américaines sont très actives au Kazakhstan et font effort au Turkménistan. Cela dit, les Américains sont beaucoup trop éloignés de leur territoire.

Royaliste : Quelle est l’influence de la Turquie ?

René Cagnat : À l’exception du Tadjikistan, l’Asie centrale parle des langues turciques et la Turquie considère l’Asie centrale comme son hinterland économique. Son atout : les Turcs sont des musulmans sunnites de forte tradition soufie, comme les musulmans d’Asie centrale. Les commerçants turcs s’adaptent bien ; les grands magasins sont tenus par des firmes turques ; l’action culturelle et éducative est très importante avec dans certains cas une influence islamiste. La Turquie, enfin, voudrait créer une communauté des peuples turcs qui est en train de se concrétiser au Kirghizstan.

Royaliste : Un mot sur l’Iran ?

René Cagnat : L’Iran profite de ses liens linguistiques et ethniques avec le Tadjikistan. Les Iraniens courtisent le Turkménistan pour obtenir son appui dans la négociation sur le partage de la Caspienne.

Surtout, n’oublions pas le très grand jeu de l’islamisme, qui s’ajoute au jeu des empires. L’islam est fort chez les sédentaires et, pour l’instant, superficiel chez les nomades. L’islam semble une voie de salut pour l’Asie centrale : c’est, pour paraphraser Marx, l’espoir de la créature écrasée par le malheur. Les islamistes en profitent et militent pour l’instauration d’un khalifat. Les Russes puis les Soviétiques avaient refoulé l’islam, et l’Asie centrale s’était fortement européanisée. Mais l’islam progresse à nouveau et l’Asie centrale s’afghanise sous l’influence de l’argent arabe et de la détresse des populations. Il y a donc retour aux traditions religieuses, notamment à la polygamie et, chez les hommes comme chez les femmes, à l’habit musulman.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 998 de « Royaliste » – 17 octobre 2011

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