« Je pense souvent au célèbre confusionnisme français : mon père est maire de Mamers et mon frère est masseur ». Cette citation extraite de son roman Chien blanc traduit chez Romain Gary sa parfaite connaissance de l’âme française éternelle. À la fois rationnelle et illogique. Une forme de confusion permanente. À bien des égards, notre époque est frappée au sceau d’une confusion des esprits qui va souvent de pair avec une confusion du langage. Par analogie avec celui qui désigne un grand sac souple sans séparation intérieure, les mots fourre-tout désignent des termes à la signification floue, polysémique, ambigüe. On emploie parfois son synonyme, celui de mot-valise. Cette tendance structurelle s’applique par ces temps de vents contraires à la sphère des relations internationales au sujet de laquelle les bonimenteurs font florès. Prenons quelques exemples illustrant notre propos !
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COMMUNAUTÉ INTERNATIONALE
Encore un concept qui nourrit les commentaires des pseudo-experts de la chose internationale. Ces plaisantins invoquent qui la réprobation, qui la condamnation de la communauté internationale contre des actes inadmissibles commis par les « infréquentables » – notion à géométrie variable – à l’occasion de tel ou tel conflit interne ou externe. Rarement, ces anathèmes ne visent les pays Occidentaux ou leurs soutiens du Sud (Qatar par exemple à qui tout est pardonné en dépit des scandales à répétition le visant). Mais, nos Rouletabille de la diplomatie ne se posent jamais la question de la définition objective et du périmètre précis de ce terme. À notre connaissance, il n’existe aucune définition irréfutable de cette notion sur laquelle nous puissions nous appuyer pour savoir de quoi l’on parle. La meilleure exégèse de ce concept revient à un authentique connaisseur des relations internationales qui circonscrit ce terme à ceux qui pensent comme vous. Une sorte d’entre-soi sur la scène internationale ! C’est tellement plus commode de parler pour ne rien dire, de jacasser pour ne pas expliquer. Les Occidentaux excellent en la matière.
CRIME CONTRE L’HUMANITÉ
Encore un des mots lourds de sens au regard de l’Histoire que quelques démagogues utilisent à mauvais escient en se drapant dans les oripeaux d’une morale qui n’a rien à voir avec le droit positif dans ce qu’il a de plus exigeant. Le Statut de Rome de 1998 portant création de la Cour pénale internationale est l’expression la plus récente du consensus de la prétendue communauté internationale (de nombreux États n’y ont pas adhéré à l’instar des États-Unis, de la Russie, d’Israël) sur cette question. C’est également le traité qui offre la liste la plus complète d’actes particuliers susceptibles de constituer un tel crime : meurtre, extermination, réduction en esclavage, déportation ou transfert forcé de population, emprisonnement en violation des dispositions fondamentales du droit international, torture, viol, esclavage, persécutions de groupes, crime d’apartheid, autres actes inhumains. Il comporte trois éléments constitutifs : matériel, contextuel et psychologique[1]. Rarement, toutes ces conditions sont remplies lorsque l’expression est utilisée par nos folliculaires, voire par nos décideurs ou même les magistrats de la Cour pénale internationale (CPI). De plus, il faut du temps pour établir les faits de manière objective dans leur contexte.
DROIT INTERNATIONAL
Encore un concept dévoyé par la vulgate médiatico-politique. À titre d’exemple, depuis le 7 octobre 2023, l’on nous répète de manière péremptoire qu’Israël violerait le droit international sans pour autant nous préciser de quelle norme précise, il s’agit. Un professeur d’université débutait son enseignement de droit international public à ses étudiants de première année de licence par la formule suivante : « Je vais vous enseigner un droit qui n’existe pas ». En effet, en dehors de la charte de l’ONU, le droit international – contrairement au droit interne – est un droit à la carte. Il ne s’applique à un État que si ce dernier l’accepte volontairement (procédure de signature, de ratification, de mise en place dans l’ordre interne…). Autrement, il ne lui est pas opposable. Rappelons que les États-Unis, peuple à la destinée manifeste, sont toujours très réticents à se lier les mains par des normes juridiquement contraignantes mais imposent aux autres l’application extra-territoriale de leur droit interne. Avant d’accuser tel ou tel de violation du droit international, il est indispensable de préciser la règle dont il s’agit et, ensuite, de vérifier qu’elle est applicable au cas d’espèce. Ce qui est rarement le cas de la part des adeptes de la simplification langagière.
ÉTAT DE DROIT
Encore un concept, qui résonne comme un ensemble de normes juridiques de comportement, mais dont il n’existe, à notre connaissance aucune définition juridique simple. Preuve en est que le « Sud Global » le conteste avec vigueur comme ne correspondant ni à sa culture, son histoire, ses traditions. Il met en exergue le fait que la dénonciation d’un prétendu État de droit serait un exercice à géométrie variable. Nombreux sont les juristes français qui estiment que la composition et le fonctionnement du Conseil constitutionnel français soulèvent un problème d’indépendance et d’impartialité. De plus, l’État de droit, c’est aussi une culture de la Constitution. Nous imaginons comme constitutifs de ce concept le respect de grands principes tels que la souveraineté du peuple, la séparation des pouvoirs, le droit à un procès équitable, la liberté d’expression … Mais, hormis, la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, traité adopté par le Conseil de l’Europe en 1953, n’existe à notre connaissance, aucune « Bible » universelle de l’État de droit incontestable. Les plus ardents défenseurs de ce mot fourre-tout sont parfois ceux qui prennent les plus grandes libertés dans sa mise en œuvre concrète[2]. Nous en avons des exemples concrets dans notre pays qui s’auto-qualifie de patrie des droits de l’homme.
GÉNOCIDE
Encore un terme précis souvent détourné de sa signification juridique et historique pour des raisons souvent peu avouables. Le génocide est un crime consistant en l’élimination complète d’un groupe humain. L’on pense à la Shoah, au génocide arménien, à celui des Tutsis au Rwanda. À titre d’exemple, au mépris de sa définition juridique, le mot « génocide » est devenu courant à propos des Palestiniens à Gaza. On peut s’étonner que l’Afrique du Sud – État qui avait accueilli et laissé repartir l’ex-président soudanais Omar Al-Bachir recherché pour génocide et crimes de guerre par la CPI – ait cru opportun de lancer des procédures contre Israël devant cette juridiction sur la base de cette incrimination. Méfions-nous des abus de langage ![3] Cessons de brandir des mots dont on ignore la signification précise uniquement pour faire le buzz et la morale ! Utilisons-les uniquement à bon escient pour ne pas les banaliser, pour ne pas accroître le climat de défiance qui caractérise le monde d’aujourd’hui ! Calmons le jeu au lieu d’exciter des esprits qui privilégient l’approximation à la précision, la guerre à la paix ! Tel n’est pas l’objectif de la diplomatie dans ce qu’elle a de plus noble : mesurer son langage pour déboucher sur l’apaisement salutaire[4]. Avec ce dévoiement du langage, nous nous trouvons au cœur de la problématique de la guerre et de la paix entre les nations.
LIBERTÉ D’EXPRESSION
Encore un gadget sémantique dont on nous rebat les oreilles dans une approche binaire du monde. Il y aurait, d’un côté, les défenseurs éternels de la liberté de dire ce que l’on pense (les démocraties libérales) et, de l’autre, ses violateurs invétérés (les démocraties illibérales, les démocratures et autres dictatures). Or, dans la pratique, les choses se compliquent à y regarder de plus près. Avec le tsunami créé par l’arrivée dans l’Ancien monde du « woke » et de la « cancel culture », l’Occident vit sous le règne de la police de la pensée et des mots. Une sorte de 1984 à la mode George Orwell revisité par l’Oncle Sam et les guerrières du mouvement #metoo. À titre d’exemple, le quotidien Le Monde, journal de référence du tout Paris, excelle dans ce rôle de garant intraitable de la pensée cadenassée et de la parole aseptisée. La loi sur l’immigration l’autorise à distribuer bons et mauvais points sémantiques en se plaçant sous un pur angle moral (le bon et le mauvais), délaissant le terrain juridique (l’autorisé qui devrait être la règle et l’interdit qui devrait être l’exception). Citons le titre de l’une de ses manchettes : « Ces mots qui ont contaminé le débat public. Des expressions issues de l’extrême droite la plus identitaire prospèrent jusque dans la bouche des politiques »[5]. Horresco referens !
VALEURS
Encore un mot fourre-tout dont se rengorgent décideurs en mal d’effet médiatique et commentateurs ignorants de la vie internationale. D’aucuns vont même jusqu’à justifier belligérance ou cobelligérance (Cf. le conflit russo-ukrainien) par la nécessité de défendre des valeurs qui seraient aussi intangibles qu’universelles. Nous ne ferions plus la guerre pour défendre la patrie en danger mais pour promouvoir des valeurs pseudo-universelles impressionnistes. Mais, les mêmes donneurs de leçons sont bien en peine de nous fournir une définition objective de ce terme tant elle varie en fonction de l’espace et du temps. Qui plus est, ces valeurs, à dimension plus morales que juridiques, sont évolutives en fonction de l’État concerné et de la « respectabilité » de son régime politique. En un mot comme en cent, le traitement sélectif discrédite ab initio les thuriféraires de la défense de ce que l’on pourrait qualifier de « fausses valeurs ». Hubert Védrine le confesse au début de l’année 2024 : « Nous n’avons plus la capacité d’imposer les valeurs occidentales ». Cessons de nous livrer à cet exercice qui discrédite encore plus un Occident en perte de vitesse dans le registre du donneur de leçons à une planète qui n’en demande pas tant en ce XXIe siècle.
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« Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde » (Albert Camus, 1944). Et c’est bien ainsi que se pose le problème dans un monde aussi complexe qu’imprévisible caractérisé par une conjonction de crises. Comment prétendre redéfinir une nouvelle grammaire des relations internationales en faisant fi du sens réel des mots, des concepts ? Cette approche paraît être la meilleure manière de créer incompréhension dans l’échange de mots qui constitue l’essence de la diplomatie. Qui dit incompréhension dit ignorance et méfiance vis-à-vis de l’autre, conduisant à une diplomatie de l’exclusion en lieu et place d’une diplomatie d’inclusion. De proche en proche, instabilité et insécurité s’installent dans le concert des nations. Et pourquoi pas, une kyrielle de crises, voire de guerres. Bienvenue dans le monde des mots fourre-tout qui nous rapproche encore plus du précipice !
Jean DASPRY
(pseudonyme d’un haut fonctionnaire)
Docteur en sciences politiques
Les opinions exprimées ici n’engagent que leur auteur
[1] https://www.un.org/fr/genocideprevention/crimes-against-humanity.shtml
[2] Ghislain Benhessa, Le Totem de l’état de droit : concept flou et conséquences claires, L’Artilleur, 2021.
[3] Jérôme Gautheret, L’accusation de « génocide », une arme dans les conflits géopolitiques, Le Monde, 30 janvier 2024, p. 28.
[4] Edgar Morin, Face à la polycrise que traverse l’humanité, la première résistance est celle de l’esprit, Le Monde, 23 janvier 2024, p. 26.
[5] William Audureau/Adel Miliani, Ces mots qui ont contaminé le débat public, Le Monde, 21-22 janvier 2024, p. 7.
Bonjour, si Monsieur « Daspry » le permet, juste quelques menues remarques, sans incidence aucune sur le fond et la clarification bien nécessaire faite dans son article.
Effectivement, il n’existe aucune définition proprement juridique de l’Etat de droit, une notion venue d’Outre-Rhin au XIXe siècle (Rechtsstaat) pour désigner les monarchies libérales qui se sont mise sen place dans le contexte de la Confédération germanique, et que l’on assimile trop restrictivement aux seules démocraties contemporaines.
Sur le génocide, terme ô combien galvaudé ainsi que le fait justement remarquer l’auteur, préciser qu’il faut une intention en amont, on pourrait un plan déterminé, d’extermination d’un peuple (sans quoi, selon le droit pénal international, on retrouve le crime contre l’humanité à la plastique plus large), sans que l’extermination soit effectivement complète (sans quoi il n’y aurait historiquement et factuellement sans doute aucun génocide…). Sur Gaza, sauf preuve contraire, pas de génocide en cours, ce qui n’empêche ne rien les massacres.
Un autre terme galvaudé, celui de tolérance, que l’on confond trop souvent avec égalité des considérations…
Merci quoi qu’il en soit pour cette mise au point bien nécessaire !