Blandine Kriegel : la formation du sentiment national

Juin 10, 1987 | Entretien

Blandine Barret-Kriegel est une historienne du droit réputée. Chargée de recherches au CNRS, maître de conférences à l’Institut d ‘Etudes politiques de Paris, elle a publié en 1979 « L’Etat et les Esclaves » et en 1986 « Les Chemins de l’Etat ». Elle est en outre l’auteur d’un rapport au Président de la République sur le rôle de l’Etat. Blandine Barret-Kriegel, qui a déjà accordé un entretien à notre revue « Cité », a accepté de répondre aux questions de « Royaliste » sur la manière dont était conçue et vécue l’appartenance nationale dans l’ancienne France.

 

Royaliste : La France est une nation aujourd’hui millénaire. Comment s’est formé le sentiment de l’unité de la nation française ?

Blandine Barret-Kriegel : Il faut en effet parler de la formation du sentiment national, et non de l’émergence de l’idée de nation. Cela pour une simple question de vocabulaire. Sous l’Ancien Régime, la nation ne figure pas parmi les entités juridico-politiques répertoriées : on distingue l’empire et les royaumes, le royaume et la féodalité. Le mot de nation, lorsqu’il est utilisé, n’a pas le sens que nous lui donnons aujourd’hui. Par exemple, dans la Sorbonne du 13ème siècle, la faculté des Arts était organisée en nations (picarde, française, anglaise, normande) qui correspondaient à des provinces, et c’est bien ce que le mot évoquait autrefois.

Encore à la fin du Moyen-Age, le sentiment d’appartenance se porte davantage sur une unité de type féodal que sur une unité de type national. On est Bourguignon avant d’appartenir au Saint Empire ou au Royaume de France, on est Breton avant d’être Français, même après le traité d’union. Un historien anglais, Joseph Strager, a très justement écrit que, sur l’échelle des identités, un individu se sentait par exemple d’abord chrétien, ensuite bourguignon et enfin, peut-être, français.

Quant à la formation du sentiment d’unité nationale, elle s’est faite autour de la Couronne, comme le montre Colette Beaune : appartenir à la France c’est d’abord être un sujet du roi. Toute la symbolique du sentiment national est monarchique et royale : c’est celle du sacre, des fleurs de lys, de saint Denis et de saint Michel, du jardin de France, et ce n’est pas par hasard qu’on retrouve toute cette symbolique dans la première grande incarnation populaire du sentiment national qu’est Jeanne d’Arc. Tel est le premier aspect de ce sentiment d’appartenance nationale, qui est lié au royaume et à la personne du roi.

Le deuxième aspect de ce sentiment, c’est qu’il est principalement juridique. C’est l’Etat qui, en France, a fabriqué la nation et, plus précisément, ce sont les légistes qui ont inauguré le droit politique moderne. Ce droit politique a été fait pour contrecarrer les menaces que l’Empire et la Papauté faisaient peser sur l’indépendance du pays. Ainsi, les légistes de Philippe le Bel ont rejeté la suprématie de l’Empire en proclamant que le roi de France était empereur en son royaume, et ceux de Charles VI ont insisté sur les libertés de l’Eglise gallicane qui, en donnant son indépendance à l’Eglise de France, dégagent la nation française de son assujettissement à la Papauté. Jean de Terre Vermeille, légiste de Charles VII, par sa théorie fondamentale des principes de dévolution de la couronne, soumet l’Etat à la loi, institue un principe de légalité. Plus tard, sous Henri III, Jean Bodin complètera cet effort en élaborant sa théorie de la souveraineté.

Royaliste : La bataille de Bouvines représente-t-elle un moment décisif dans la formation du sentiment national ?

B. Barret-Kriegel : C’est un moment extrêmement important car l’identité nationale est demeurée floue tant que le processus d’unification n’a pas été accompli Dans le système féodal, l’identité était fondée sur le droit du sol : tout homme qui était installé sur le territoire d’un suzerain était sous la tutelle de celui-ci, et changeait d’identité en même temps que de suzerain au gré des conquêtes, des mariages, des alliances. Le royaume a détruit cette identité féodale, de même qu’il a distendu le lien avec la chrétienté au début des temps modernes.

Royaliste : Quel est le rôle de la langue française dans l’affirmation du sentiment national ?

B. Barret-Kriegel : La langue française est une création de la monarchie : à partir de l’édit de Villers-Cotterêts, sous François Ier, les actes administratifs doivent être rédigés obligatoirement en français, et l’Académie française est chargée d’épurer la langue. A la différence de l’Allemagne, la langue française vient en second. C’est ‘Etat qui a unifié et affiné notre langue.

Royaliste : Comment et quand se constitue l’idée moderne de la nation ?

B. Barret-Kriegel : A l’époque monarchique, nous constatons que la France est incarnée par son Etat. Les choses changent au 18ème siècle, comme on le voit dans le pamphlet de Sieyès « Qu’est-ce que le Tiers-Etat ? »: la nation y est regardée comme la totalité des citoyens (à l’exception des privilégiés) qui contractent sur le territoire de la France pour former une unité politique. C’est déjà la conception moderne selon laquelle la nation est une nature et une histoire. « La nature se forme par le seul droit naturel », dit Sieyès qui ajoute : « Une nation ne sort jamais de l’état de nature », et « Où prendre la Nation ? Où elle est. Dans les quarante mille paroisses qui embrassent tout le territoire, tous les habitants ». Mais nous avons oublié que cette idée de la nation telle qu’elle se forme à partir du XVIIIe siècle pour aboutir au fameux cri de « Vive la Nation ! » lancé à Valmy et à la fête de la Fédération, a été l’objet de violents débats. En fait, il n’y a pas eu de consensus national sur l’idée de nation. Le conflit a porté sur les origines historiques de la nation française, et a opposé les « germanistes » aux « romanistes ». Les germanistes, dont l’expression la plus brillante a été Boulainvilliers, représentaient le parti aristocratique : pour eux, la nation française est le résultat de la conquête accomplie par les Germains, par les francs, qui ont soumis les gallo-romains. Les descendants des conquérants germains trouvaient dans cette thèse la justification de leurs privilèges. A l’opposé, les romanistes (Mably, Rabos, Moreau) pensent que la nation française a été constituée par l’union de la monarchie et du tiers-Etat.

Le deuxième point remarquable est la réapparition, dans l’imaginaire politique et intellectuel, d’un modèle qui est tout à fait absent du droit politique fondé par les légistes de la monarchie. Ce modèle c’est celui de Rome antique. Dans la monarchie française, la doctrine du sacre, qui apparente le roi de France aux rois hébreux a une dimension théologico-politique qui emprunte directement aux Ecritures. Et c’est, avant tout autre référence, une méditation sur les Ecritures, qu’il s’agisse de théoriciens d’église comme Bossuet ou de doctrinaires laïcs comme Jean Bodin, qui est au cœur du droit politique de la monarchie. Le modèle de la romanité réapparait au 18ème siècle. Voltaire Montesquieu, Diderot s’intéressent comme l’anglais Gibbon à l’histoire du déclin et de la chute de l’empire romain. L’exemple de la cité antique fascine à son tour les hommes de la Révolution, Saint Just et Robespierre, ne cessent de citer les Romains et de s’inspirer de la république romaine : on se tutoie, on s’appelle citoyen, on coiffe le bonnet phrygien …

Ce retour à la romanité fait d’abord resurgir l’idéal de la nation en armes, réintroduit la dimension de la conquête. Il y a là un renversement du droit politique de la monarchie, qui conçoit l’unité du royaume comme une pacification. Le royaume est centré sur lui-même, il cherche à faire prévaloir son indépendance par rapport aux puissances extérieures, à défendre le « pré carré », à garantir la paix du royaume. Au contraire, le modèle romain fait resurgir la guerre et la conquête. D’autre part, le modèle romain, entraîne l’éradication de la dimension théologico-politique, et en particulier de la dimension chrétienne. Gibbon, qui est très lu au 18ème siècle, déplore à la fin de son livre sur le déclin et la chute de l’empire romain le « triomphe de la barbarie et de la superstition ». Ce que l’on admire dans Rome, c’est la tolérance mais aussi l’absence de dimension spirituelle.

Il y a aussi, dans cette fascination, une certaine indifférence aux droits individuels : à Rome, il n’y a pas de droits de l’homme, pas de droit à la sûreté. Mais surtout, au cœur de la fascination pour la Rome antique, il y a la haine du despotisme, c’est à dire du gouvernement. Cette haine du gouvernement est prédominante chez les hommes de la Révolution. Il y a chez eux la volonté de retrouver le peuple-Etat, l’indistinction entre le peuple et le gouvernement, dans le refus de la séparation entre la société et l’Etat.

On la retrouve dans les statuts du gouvernement révolutionnaire de la Terreur proposés par Saint-Just et elle rend compte de la justesse de l’amère prédiction de Vergnaud, malgré l’incrédulité tour à tour professée à son endroit par Danton et par Saint-Just : « La République est comme Saturne, elle dévore ses enfants ». Et dans ce rejet de tout gouvernement et de toute séparation de la société civile et de l’Etat, le principe d’une insécurité généralisée non seulement des individus privés mais aussi des hommes publics.

J’insiste sur ces points car le sentiment national fondé sur le modèle romain va créer la logique du droit des peuples, qui est aujourd’hui incontournable, mais qui n’est pas tout à fait la même que l’ancienne logique du droit politique classique. La nation est pensée dans cette logique du droit des peuples el je pense, comme certains historiens des idées, que des antécédents directs du nationalisme allemand se trouvent en France.

Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 473 de « Royaliste » – 10 juin 1987

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