Le Siècle des Lumières est classiquement présenté comme l’époque du grand combat des esprits éclairés par la Raison contre la religion et le cléricalisme. C’est oublier le terrain théologique et la politique religieuse de la monarchie au XVIIIème siècle. Après avoir expliqué le moment gallican et le début de la crise janséniste (1), Catherine Maire montre comment l’inclusion de l’Eglise dans l’Etat (2) a provoqué des contradictions politiques et des violences qui ont alimenté la réflexion des philosophes français et influé sur le débat politico-religieux lors de la Révolution française.
En 1657, le parti janséniste semble définitivement battu. La bulle Ad Sanctam qui condamne les Cinq Propositions attribuées à Jansénius est approuvée par l’Assemblée du clergé français qui lui adjoint un Formulaire de condamnation – sans qu’il y ait obligation de le signer. La bulle est enregistrée lors du lit de justice du 19 décembre 1657 : la victoire de Mazarin est complète et la querelle paraît éteinte. Elle se ravive en 1661, année de la mort de Mazarin. Le 13 avril, un arrêt du Conseil d’Etat prescrit la signature du Formulaire et les religieuses qui s’y refusent sont expulsées dès le 23 du monastère de Port-Royal. Un formulaire plus dur est imposé aux religieuses de Port-Royal des Champs en 1664 et, en août, les récalcitrantes sont expulsées de l’abbaye. Peu avant, le 29 avril, Louis XIV fait enregistrer par le Parlement une déclaration qui oblige les évêques à signer le Formulaire puis le roi fait enregistrer en 1665 une nouvelle bulle qui réitère l’obligation. Les tensions s’apaisent en 1668 pour ressurgir ensuite, et violemment, car le Roi Soleil poursuit les jansénistes avec un acharnement qui ne se démentira jamais.
Paradoxes dans tous les camps
L’ouvrage magistral que Catherine Maire a consacré au jansénisme (3) permet de comprendre le comportement paradoxal des acteurs de ce long conflit et les mésaventures non moins paradoxales du gallicanisme. Dans la politique anti-janséniste de Louis XIV, trois phases doivent être distinguées.
La première, déjà évoquée, est celle d’un Etat qui affirme en 1664-1665 son autorité en réprimant l’agitation du parti janséniste et du parti dévot. Le principe de l’équilibre est maintenu mais les évêques jansénistes défendent contre Rome une position gallicane si ferme que le pape choisit le compromis par crainte d’un schisme.
La deuxième, en 1679-1680, est résolument gallicane puisqu’elle vise les jansénistes qui se sont rapprochés de Rome à cause de l’affaire de la Régale qui oppose Louis XIV au pape sur la question de l’attribution des revenus des évêchés laissés vacants. Les Messieurs de Port-Royal sont obligés de s’exiler.
La troisième, à partir de 1693, est celle de l’abandon du gallicanisme par Louis XIV. Le Roi Soleil se rapproche de Rome et s’acharne à nouveau sur les jansénistes, redevenus hérétiques à ses yeux. Il obtient du pape une nouvelle condamnation du jansénisme par la bulle Vineam domini du 15 juillet 1703, le Conseil d’Etat ordonne la dispersion des dernières religieuses de Port-Royal en 1709 et la destruction du monastère en 1710. Enfin, Louis XIV obtient de Clément XI la fameuse bulle Unigenitus du 8 septembre 1713. Il s’agit d’écraser définitivement l’adversaire mais le texte pontifical est si mal pensé et rédigé que la bulle fait renaître le parti janséniste.
L’attitude des jansénistes est difficile à comprendre pour les contemporains. C’est, explique Catherine Maire, qu’ils se tiennent sur la frontière qui sépare les ultramontains des gallicans : “face au pape et aux défenseurs de ses prérogatives universelles, ils entendent borner le pouvoir du souverain pontife sur les spiritualia (4). Face au roi et aux partisans du gallicanisme royal, ils prétendent limiter l’autorité du monarque absolu sur les temporalia. De ce point de vue, l’antijansénisme du roi et du pape obéit à une nécessité structurelle qui leur permet de rétablir une communauté d’intérêts contre un hybride insaisissable”. A partir de la bulle Unigenitus, le conflit entre Louis XIV et les jansénistes se joue sur la mémoire : le roi combat un jansénisme antérieur aux Quatre Articles gallicans, tandis que les nouveaux militants jansénistes exaltent, contre l’Unigenitus, une représentation idéalisée de Port-Royal. Ces fictions provoquent le scandale des refus de sacrements aux jansénistes auquel Louis XV, le Parlement, l’Assemblée du clergé et maints libellistes apportent leur active contribution – avant que le roi n’en vienne à enterrer discrètement l’Unigenitus en 1756.
Eradiquer le protestantisme
Dès le début de son règne, Louis XIV décide d’affirmer son autorité à l’encontre du protestantisme français d’abord par une campagne de conversion, puis par des mesures vexatoires assorties de menaces adressées à des croyants considérés comme schismatiques par l’Assemblée du clergé en 1682. Tel est l’effet violent d’une froide logique politique : dès lors que l’Eglise catholique est absorbée dans l’appareil d’État, tous ceux qui sont hérétiques aux yeux de cette Église sont considérés comme schismatiques. Après une suite des édits interdisant la célébration publique du mariage entre protestants et les obligeant à faire baptiser leurs enfants, l’édit de Fontainebleau du 18 octobre 1685, approuvé par les jansénistes, interdit l’exercice public du culte réformé. Comme les protestants ne sont plus tolérés, ils sont réputés avoir disparu ! A partir d’un raisonnement aberrant, les protestants sont placés dans une situation intenable et ceux qui se sont convertis sont soumis à des contrôles insupportables que viennent parfois aggraver les décisions de certains parlements sous la pression des évêques.
La persécution des protestants continue jusqu’à l’édit de 1687, sans que le royaume retrouve son unité religieuse. Bien au contraire ! L’Eglise catholique croit avoir triomphé des deux “hérésies” grâce à l’Etat qui la domine et la prend à son jeu politique. Mais à partir de 1760, écrit Catherine Maire, elle est “de plus en plus regardée comme un corps étranger dans l’Etat, et un corps étranger particulièrement dangereux, qui plus est”. L’expulsion des jésuites, de 1762 à 1764, est le premier acte d’un mouvement qui touche ensuite l’Assemblée du clergé puis les ordres monastiques pour prendre enfin la forme d’un anticléricalisme politique. Au fil des polémiques et des conflits, Louis XV tente de maintenir une politique d’équilibre mais se voit contraint d’intervenir dans la vie des ordres religieux en essayant de faire prévaloir le point de vue de l’utilité sociale – ce qui conduit une partie de l’opinion à considérer que les évêques “despotiques” et les jésuites “séditieux” sont inutiles et néfastes.
C’est au fil de ces conflits qu’un adversaire de l’Unigenitus, Le Paige, se fait “l’avocat de la religion de l’Etat”. Défenseur de l’absolutisme dans la tradition des Politiques, il retourne la doctrine du droit divin contre la personne faillible du monarque et l’applique aux magistrats qui sont les dépositaires des lois fondamentales du royaume. Ce qui lui permet d’installer le Parlement dans un rôle de médiateur entre le roi et la Nation.
Les philosophes des Lumières ont activement participé aux débats sur les affaires spirituelles et temporelles. L’abbé de Saint-Pierre forme ses idées lors de la querelle de l’Unigenitus et son humanisme vise à faire du christianisme une religion socialement utile et compatible avec le bonheur terrestre. Voltaire suit de près l’affaire de la Régale, dénonce la “folie” des jansénistes et souhaite que la religion soit subordonnée à l’intérêt public sous l’égide d’un prince philosophe. Partisan d’un équilibre des puissances spirituelle et temporelle dans le cadre d’une société de corps, il reste gallican tout en sachant que le gallicanisme ne va jamais au bout de lui-même. Montesquieu se tient à distance des jansénistes comme des jésuites et professe un gallicanisme modéré selon le principe d’équilibre des puissances. D’ailleurs, “L’Esprit des lois” est mis à l’index en 1751 et les parlementaires jansénistes désavouent l’ouvrage. Son point de vue est celui d’un Politique, toujours en quête de cet équilibre que personne ne parvient à trouver. Jean-Jacques Rousseau sort quant à lui du cadre des deux puissances et conçoit une religion civile tolérante pour toutes les religions, sauf celles qui prétendent à l’exclusivité. Il sépare la religion de la politique en dissociant le dogme de la morale mais c’est pour mieux les réunir dans une religion de l’Etat fondée sur les droits de l’homme et du citoyen. Alors que les solutions préconisées par Voltaire et Montesquieu restèrent sans écho, la religion civile selon Rousseau inspira le culte de l’Etre suprême selon Robespierre.
La Constitution civile du clergé est l‘aboutissement, tout provisoire, de ces disputes intellectuelles et de ces violents conflits. Elle n’est pas le fruit d’un jansénisme divisé et marginal ni l’œuvre du parti gallican mais le produit non prémédité d’une série de décrets qui traduisent deux visions du gallicanisme. D’un côté, on ne veut pas ériger le catholicisme en religion nationale pour respecter la liberté individuelle. De l’autre on voudrait aboutir à une étroite union entre la Nation et l’Église, formé par un clergé de fonctionnaires salariés élus par le peuple – mais qui doivent exprimer leur communauté de foi avec le pape… et qui peuvent s’organiser comme ils l’entendent.
Ainsi, on prétend atteindre l’équilibre toujours recherché en officialisant le catholicisme tout en spiritualisant la religion. Certains rédacteurs de la Constitution civile jugent la religion trop importante pour être laissée au clergé tandis que d’autres, les Politiques, voudraient transférer la sacralité de l’Église dans la Nation. Catherine Maire, qui retrace avec précision cette tentative, montre pourquoi elle ne pouvait manquer d’échouer : “le souci de l’au-delà est trop prégnant dans l’ici-bas pour que l’Etat ne se mêle pas de l’encadrer, sans parler du besoin qu’il a de l’onction que dispense l’Eglise. Dans l’autre sens, l’Eglise a besoin de la reconnaissance que confère l’État comme sanction de la priorité donnée au souci de l’au-delà, dont cependant l’Etat n’a rien à connaître”.
Il faudra attendre la Séparation de 1905 pour que la logique de pacification commence à prévaloir dans la nation.
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(1) Cf. ce blog :
(2) Catherine Maire, L’Eglise dans l’Etat, Politique et religion dans la France des Lumières, NRF Gallimard, 2019.
(3) Catherine Maire, De la cause de dieu à la cause de la Nation, Le jansénisme au XVIIIème siècle, NRF, Gallimard, 1998.
(4) Les spiritualia sont les biens ou les pouvoirs spirituels. Les temporalia sont les biens ou les affaires temporels.
Article publié dans le numéro 1186 de « Royaliste » – Mars 2020
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