En France, du Moyen Age aux Lumières, l’éducation des futurs rois n’est pas conçue pour embellir leur esprit. Il s’agit d’un devoir d’état, en vue du bien commun, car un âne couronné n’est rien d’autre qu’un tyran. Que le prince gouverne selon les préceptes de la religion, en raison et en vue de la justice : tels furent les soucis primordiaux de ceux qui enseignaient les dauphins et sermonnaient les rois. Réunis par Ran Halévi, plusieurs historiens se sont interrogés sur le savoir du prince, dans ses permanences et ses variations. L’ensemble de leurs contributions forme un ouvrage à tous égards magistral.
Les lecteurs de Georges Bernanos se souviennent des paroles justes – toujours actuelles – que l’auteur de « Nous autres Français » adressait au jeune comte de Paris à la veille de la seconde guerre mondiale. « Voilà ce qu’un Prince doit savoir … » : l’exhortation répétée à l’entrée de plusieurs paragraphes faisait écho à l’enseignement dispensé tout au long des siècles aux princes et aux jeunes rois par les plus sages et les plus savants de leurs contemporains.
Ce savoir de l’homme d’Etat, acquis dès la prime jeunesse, est un des arguments que les monarchistes utilisent volontiers : l’homme préparé à sa fonction n’est-il pas mieux armé pour exercé le difficile métier politique que celui qui arrive tardivement aux affaires par le jeu des circonstances ? Sans doute. Mais le savoir du prince ne va pas de soi.
En une apparente lapalissade, Rémy Brague fait observer que « si le prince a un savoir qu’il doit apprendre, c’est que ce savoir est acquis, et non pas inné (13) ». A l’encontre de ce qui est affirmé par les amateurs de bricolages mystico-mystifiants à tonalité magico-asiatique, le roi des sociétés anté-modernes n’a pas la science infuse ; aucun fil mystérieux, relié au divin, ne le mettait en communication avec un mode supérieur de connaissance. Le roi n’est pas un initié, et le défunt comte de Paris rappelait volontiers que, pour le chrétien, le mystère de la foi n’est pas le mystérieux. Quant aux monarchies traditionnelles, il faut se garder du mysticisme comme du laïcisme : un pouvoir exercé par la permission divine modifie l’exercice du métier politique puisqu’il y a soumission à des valeurs transcendantes. Mais les vérités de la foi sont apprises, tout autant que la connaissance des affaires du monde d’ici-bas, selon un programme éducatif qui est inculqué au prince.
Cette éducation est un souci primordial comme en témoigne un vieil adage qu’il est toujours bon de méditer : Rex illiteratus est quasi asinus coronatus – un roi sans instruction est comme un âne couronné. Ajoutons que l’âne couronné ne vaut pas mieux, ni moins, que les ânes bâtés que l’on rencontre dans toute société humaine depuis le commencement du monde. En d’autres termes, un roi n’est pas différent des autres hommes ; il se trouve dans une situation d’égalité qui a été proclamée bien avant 1789 puisque, dans la fidélité à la tradition judéo-chrétienne, Bossuet l’enseigne au fils de Louis XIV : « Vous êtes absolument égal par la nature aux autres hommes et, par conséquent, vous devez être sensible à tous les maux et à toutes les misères de l’humanité (119) ».
Ce qui distingue le prince, c’est l’effort par lequel il parvient à devenir un exemple de vertu. Louis XI enseigne à son fils que « le Prince doit estre mirouer et exemple aux autres de toutes vertus… » (115) et c’est la sagesse qu’il acquiert, par l’étendue de son savoir religieux et profane, qui lui permettra de bien remplir la fonction pour laquelle il est désigné. Comme le dit Rémy Brague, c’est une « sagesse fonctionnelle », prescrite par la Bible et offerte à la méditation de tous les princes de la chrétienté : « La sagesse de Salomon est une sagesse d’Etat comme on parle d’une raison d’Etat (16) ».
Il ne s’agit donc pas d’accumuler des connaissances de tous ordres et de transformer le prince en singe savant. Pour que le savoir du prince réponde à sa finalité, il faut commencer par savoir ce qui doit lui être enseigné. Vaste question, à laquelle on peut donner une réponse simple, que la succession des époques idéologiques et culturelles rend toujours plus complexe.
Ran Halévi le souligne dans son introduction générale : dans les monarchies pré-modernes, les sources du savoir princier ne sont pas différentes de celles qui irriguent la civilisation européenne : la Bible et les Grecs. Plus précisément, les rois d’Israël et Aristote (IV-V). Et la royauté biblique plus fortement que la Politique aristotélicienne.
La Bible, qui n’est pas tout uniment monarchiste, énonce tous les modes de légitimation de la royauté qui ont été mis en œuvre en Europe : élection divine, onction, lignée, capacité à défendre la collectivité, acclamation par le peuple. Elle contient aussi des injonctions riches de sens (le roi ne doit pas avoir trop de chevaux, de femmes, de métaux précieux) et oblige le roi a écrire de sa main une copie de la Loi sous la dictée des prêtres. Le prince est sous le gouvernement de la Loi, qui est objectivée, séparée de la personne du roi comme de toute personne concrète : « il n’est pas celui qui la produit, mais celui qui juge selon elle » (19)note Rémy Brague.
Aristote, quant à lui, marque en profondeur la pensée politique de la royauté à partir du 13ème siècle, selon l’interprétation magistrale qu’en donne Thomas d’Aquin. Rappelée par Jacques Krynen (61) la manière dont l’Aquinate décompose la vertu de prudence en trois actes successifs – le conseil, le jugement et le commandement – mériterait l’attention de nos actuels dirigeants politiques.
Qu’on imagine pas, cependant, que les jeunes princes et les rois régnants recevaient puis s’efforçaient d’appliquer une doctrine unitaire, théologique et politique, à laquelle chaque siècle aurait apporté sa pierre. Certes, les références religieuses sont invariables et le catalogue des vertus que le prince doit respecter ne change pas. Mais Alain Boureau (31-33) montre bien le conflit qui oppose, au sein de l’autorité, le regnum (le roi), le sacerdotum (le pape et les ordres mendiants) et le studium (l’Université) et la manière dont le roi mobilisa l’Université contre la puissance sacerdotale. Et Guillaume de Thieulloy, dans l’étude qu’il consacre au « prince dans les traités jansénistes » (261-293) met en relief un roi dangereusement placé à la croisée des conflits internes au catholicisme. Il n’y a pas d’unité du savoir, même dans le domaine profane puisqu’un conflit long et violent oppose, à la cour du roi médiéval, les philosophes (aristotéliciens) et les légistes qualifiés d’ « idiots politiques » par Gilles de Rome – auteur vers 1278 d’un traité Du gouvernement des princes analysé par Jacques Krynen.
Il est passionnant de suivre, au fil des époques, le destin de l’aristotélisme politique, qui porte en lui l’idée du gouvernement du mixte – du mélange de monarchie, d’aristocratie et de démocratie. La pensée institutionnelle d’Aristote et de Thomas d’Aquin (chère à Charles V qui possède plusieurs exemplaires du De Regimine principum) contredit dans son principe l’idée de monarchie absolue qui commence à s’instituer au 16ème siècle. Avec Hobbes et Bodin, dès François Ier malgré l’immense travail de Claude de Seyssel, auteur de la La monarchie de France que ce roi cultivé ne prit pas la peine de lire, la sagesse de Salomon et la prudence aristotélo-thomisme tendent à s’effacer au profit de la pensée du Souverain. Etudiant le « miroir des princes » à la Renaissance, Robert J. Knecht montre qu’Erasme défend encore la conception d’une monarchie limitée mais Guillaume Budé affirme que « les rois ne sont point sujets aux lois et aux ordonnances de leur royaume » (97).
Bien entendu, l’absolutisme ne signifie pas la tyrannie. Ran Halévi a montré qu’il subsistait une idée de modération dans l’absolutisme et, de tous temps, les penseurs de la monarchie tiennent en horreur le tyran. « Derrière le risque qu’un âne ne vienne à être couronné, note Jacques Krynen, c’est le spectre de la tyrannie qui hante alors la pensée politique dans son ensemble. Cause de bestialité chez l’homme, l’ignorance au sommet signale le tyran » (53). De cela, Bossuet l’absolutiste est aussi persuadé que les philosophes médiévaux : il faut que les rois vivent selon la loi de la religion chrétienne, qui établit un principe modérateur dans l’esprit du prince et dans la pratique du pouvoir. Tel est la première certitude, qui fonde toute l’éducation morale des rois de France.
Etudié par Joël Cornette, le savoir des enfants du roi impressionne par sa profondeur et son étendue. Ils doivent apprendre les vérités de la religion, l’histoire, sainte et profane, les arts libéraux (et d’abord la grammaire) et les arts mécaniques (arithmétique, géométrie…), du grec et du latin, des langues étrangères (l’italien, l’espagnol), la géographie, les arts martiaux et se montrer, cela va presque sans dire, excellents cavaliers… Mais c’est surtout la force des principes moraux et politiques inculqués aux enfants royaux qui est à souligner. Un roi est un homme qui ne s’appartient pas : « Un prince n’est pas à lui, il est à l’Etat » écrit en 1733 Pierre Nicole (203). Un roi doit vouloir la paix : « Dieu ne vous a confié le glaive que pour la sûreté de vos peuples, et non pour le malheur de vos voisins » (124) prêche Massillon au jeune Louis XV. Un roi doit viser la justice en son royaume : « Un trône est inébranlable lorsqu’il a pour fondement la raison et la justice, qu’on punit tout ce qui est mal et qu’un récompense tout ce qui est bien (120) » enseigne Bossuet à Monseigneur le Dauphin – mort avant d’appliquer ces excellents préceptes.
Hélas ! Alain Pons rappelle que les solides connaissances de Louis XVI ne lui évitèrent pas la guillotine[1] alors qu’à la même époque, Ferdinand de Naples, petit prince mal élevé, roi paresseux et couard, dut une part de son immense popularité à son inculture. Mais la France est une trop grande puissance pour ne pas souffrir du gouvernement des ânes – élus ou couronnés.
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Références
Ran Halévi (sous la direction de) Le Savoir du prince, du Moyen Age aux Lumières, Fayard, « L’esprit de la cité », 2002. Les chiffres entre parenthèses renvoient à cet ouvrage.
Ran Halévi, « La modération à l’épreuve de l’absolutisme : de l’Ancien Régime à la Révolution française », Le Débat, n° 109, mars-avril 2000 ; « Savoir politique et mystères de l’Etat. Le sens caché des Mémoires de Louis XIV », Histoire, économie et société, octobre-décembre 2000.
Robert J. Knecht, Un prince de la Renaissance. François Ier et son royaume, Fayard, 1998.
Jacques Krynen, L’Empire du roi. Idées et croyances politiques en France, 13ème-15ème siècles, Gallimard, 1993.
Article publié dans le numéro 798 de « Royaliste » – 2002.
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