Dans la rue, le 19 mars, c’est l’image familière du torrent et de la digue qui vient à l’esprit. L’eau monte, tourbillonne. La digue cèdera : il y a en amont d’énormes réserves qui vont déferler.
Nous ne sommes qu’au début d’une crise mondiale qui va s’étendre et gagner en intensité. Des centaines de milliers de personnes vont rejoindre dans la misère plus de sept millions de nos concitoyens qui étaient les victimes de l’ultralibéralisme quand il était dans sa phase effervescente. Le supposé président et son Premier ministre ne pourront pas résister très longtemps à la pression. Il faudra qu’ils ouvrent des vannes – une augmentation très nette des salaires – afin de retarder l’effondrement final. Mais ils ne pourront pas l’éviter. Pourquoi ?
Regardons le torrent. Il a pris naissance en 1995 et balayé Alain Juppé. Il a grondé en 2003 mais François Fillon – déjà lui – a tenu bon sur les retraites. Il a grossi en 2006 et assommé Dominique de Villepin. Les manifestations du 29 janvier et du 19 mars mettent en évidence sa force croissante.
Les milieux dirigeants et leurs relais médiatiques tentent de se rassurer en affirmant qu’il s’agit d’un mouvement d’inquiétude, aux revendications confuses. Lourde erreur ! Ceux qui ont participé à tous les grands mouvements sociaux depuis une quinzaine d’années savent que l’unité du mouvement social se réalise dans le refus de l’ultralibéralisme et dans le rejet de la classe dirigeante qui a voulu imposer ses recettes meurtrières.
L’impression de confusion tient à l’ampleur croissante du mouvement social : il rassemble des groupes sociaux et professionnels de plus en plus en plus nombreux. Je ne m’appuie jamais sur les sondages mais les enquêtes des sociologues devraient confirmer mes observations directes : dans leur grande majorité, les salariés français sont entrés dans une contestation qui se radicalise. Il est vrai que les situations sont différentes : dans les manifestations, on rencontre des salariés qui ont un emploi dans le secteur public ou dans le privé, précaire ou non ; des salariés qui ont perdu leur emploi ou qui risquent de le perdre dans les prochains mois ; des étudiants qui travaillent pour payer leurs études… Ces salariés sont des ouvriers, des employés des cadres. Le 19 mars, j’ai été frappé par l’importante mobilisation de la CFTC : ils étaient environ 1 500 (trois fois plus que d’habitude) et formaient un groupe plus nombreux que celui de l’UNSA qui ouvrait le cortège. Bien entendu, les inorganisés étaient majoritaires, ce qui ne diminue en rien l’importance de la mobilisation des militants des grandes confédérations.
Nous sommes en présence d’un mouvement de type nouveau. Ce ne sont plus seulement les confédérations ouvrières traditionnelles qui font grève et manifestent comme en 1936, en 1947, en 1968 (à l’écart du mouvement étudiant) et en 1995. Les syndicats modérés sont dans le mouvement et parfois en pointe (la CFTC chez Universal). Plus largement, les classes moyennes salariées ont rejoint dans la rue les classes populaires (depuis 2006), les étudiants manifestent avec les professeurs et ces intellectuels salariés marchent aux côtés des ouvriers de la grande industrie. Tel est le nouvel aspect de la lutte des classes : tous ensemble, ils récusent l’ultralibéralisme et visent directement Nicolas Sarkozy. Le chef de guerre de la droite s’est mis en avant sur tous les fronts et multiplie les déclarations humiliantes et les provocations : il est logique que le peuple mobilisé lui renvoie sa violence.
Jetons un coup d’œil sur la digue. Il semble que Nicolas Sarkozy soit entré en campagne électorale tant il prend soin de sa clientèle : les restaurateurs avec la baisse du taux de TVA, les riches avec ce « bouclier fiscal » qu’il maintient en l’état, les inquiets ou supposés tels avec l’annonce d’une loi contre les bandes de voyous (à supposer qu’elle soit utile, pourquoi n’a-t-il pas agi dès son arrivée au ministère de l’Intérieur en 2002 ?). Le futur candidat croit-il vraiment que nous sommes dans une crise passagère, qui sera terminée dans un an ou deux ? Ses escapades de luxe à Megève puis au Mexique et ses annonces récentes permettent de le supposer. Ses principaux conseillers sont au contraire lucides et désespérés : l’un d’entre eux, non le moindre, ne cache pas à ses interlocuteurs (je n’en suis pas !) que « le système [ultralibéral] est complètement détruit ». Et il a l’honnêteté d’avouer que « personne [parmi les dirigeants] ne sait par quoi le remplacer ».
Si j’étais oligarque ou serviteur de ces messieurs je numéroterais mes abattis. En haut lieu, on ne soupçonne pas l’intelligence de ce mouvement social. Il n’est pas marxisant comme en 1936 et en 1947 ; il n’est idéologique comme la « commune étudiante » de 1968 ; il n’est plus seulement « de gauche » comme en 1995. Le gouvernement ne gagnera rien en dénonçant des manifestations manipulées par les trotskystes. L’extrême gauche est présente dans le mouvement mais les manifestants ont leur propre expérience de l’ultralibéralisme et ont acquis par eux-mêmes une conscience politique aigue de la crise. Les oligarques continuent de croire que « les gens » s’intéressent peu à la politique et ne comprennent rien à la finance. Erreur ! Ils ont en face d’eux tout un peuple cultivé (et délivré des sornettes bas-marxistes tenues pour vérités indépassables de 1945 à 1975), mieux informé qu’au 20ème siècle, qui reprend, prolonge et transforme la tradition française de la lutte des classes. C’est Nicolas Sarkozy qui fait tache avec son inculture affichée et la vulgarité de son propos.
La digue est d’autant plus fragile qu’elle est exposée à d’autres menaces. Tard dans la soirée du 19 mars, un ami financier a attiré mon attention sur un événement capital : la banque centrale américaine a décidé le 18 mars d’acheter pour 300 milliards de dollars de bons du Trésor. Cela signifie que la Réserve fédérale fait maintenant fonctionner la fameuse « planche à billets. C’est nécessaire mais il y a risque de crise monétaire gravissime.
Je reviendrai dans une prochaine chronique sur cette décision d’une portée encore incalculable. En attendant, surveillons de très près le cours du dollar.
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Cher Bertrand Renouvin, je voudrais tout d’abord vous dire très simplement combien je suis heureux d’avoir reçu ce courriel ! Je m’étais souvent demandé comment entrer en contact avec vous par Internet. J’ai la réponse et elle me parvient 48 heures avant mes 80 ans le 24 mars. C’est un beau cadeau d’anniversaire.
Pour ce qui est de votre texte, je l’ai lu avec plaisir et je suis d’accord avec votre analyse.
Très cordialement
Paul Balta
Les grands médias tardent à souligner le caractère vraiment historique de la décision de la Réserve fédérale américaine. Les commentateurs sont surpris et déconcertés. Pas nous !
Qu’avions-nous anticipé, pour résoudre le problème des montagnes de dette ? L’inflation, la planche à billets, était, selon nous, l’option qui s’imposerait par défaut et par bon sens. Nous y sommes plus vite que prévu comme le montre cet article. Les Etats-Unis utilisent de plus, c’est une grande habitude, la devise Dollar pour ajuster leur économie.
Il ne fallait pas être très intelligent pour le prévoir, simplement logique. Tous nos oligarques économiques européens, et au premier chef M. Trichet, n’ont plus qu’à faire leurs valises, l’ensemble de leur système de lecture économique est « old fashioned », monétariste, périmé. Pendant des années avec le seul critère de l’inflation en ligne de mire, alors qu’aujourd’hui c’est un outil pour sortir de la crise.
Amicalement,
Blaise
Discussion de couloir avec un haut responsable d’une grande banque internationale : « la Société générale a failli se faire salement bousculer », me dit-il. Et pourquoi donc ?
L’Etat fédéral américain en renflouant AIG a fait bénéficier la Société Générale de 12 milliards d’Euro (http://msnbcmedia.msn.com/i/CNBC/Sections/News_And_Analysis/_News/__EDIT{9ef37f79404ed75b38bb3fa19d867f5810a6e7939b0d429d6d385a097373e163}20London/AIG_Counterparties_List.pdf) Il a permis de renflouer d’autres banques comme BNP et CALYON dans une moindre mesure, mais tout de même 4,3 milliards de US Dollars pour BNP et 2,9 pour CALYON
Quésaco ?
La Société Générale a accordé des prêts, bien rémunérés, à des organismes devenus insolvables. L’un d’entre eux devait 11,9 milliards de US Dollars à la Société Générale, soit au cours du jour, 8,9 milliard d’Euro.
Pensez-vous que la SG avait provisionné un centime d’Euro en risque ?
NON.
Pourquoi ?
Parce que AIG assurait ces crédits, sous la forme des CDS, « Credit Default Swaps » .( http://www.boursier.com/vals/fr/aig-societe-generale-a-recu-pres-de-12-mds-de-l-assureur-americain-news-324314.htm )
Du crédit risqué, cher rémunéré et assuré ?
Merveille des merveilles.
Mais quand le débiteur et l’assureur font faillite, que pouvait-il rester ? Une perte sèche de 8,9 milliards d’Euro chez SG, soit précisément 1/4 de ses capitaux propres (http://www.socgen.com/sg//socgen/pid/174/context/SC/object/documentIG/lang/fr/rubid/185/nodoctype/0/mode/id/16601.htm) !
8,9 milliards d’Euro et Bouton n’avait rien vu !!!
Attendez, le plus amusant, c’est que des risques comme ceux-ci, il y en a plein la caisse encore.
AIG a 300 milliards d’Euro d’engagements.
Combien nos débiles banques françaises ont-elles d’engagements « couverts » par AIG ?
Bonne journée quand même !
Jean-Louis
Passionnante, votre analyse ! La conclusion est conforme au pronostic que je fais depuis le début : celui d’une solution générale par une hyperinflation mondiale. Ce sera le moyen pour les Etats et les oligarchies financières de faire payer l’addition aux classes moyennes en remboursant les endettements en monnaie de singe. Idem pour le versement des retraites…
Bien à vous et bon courage,
Déniaisé