Un lecteur dont je reparlerai car il publiera dans quelques mois un livre remarquable sur le totalitarisme, me demande la raison de mon séjour à Djibouti. Il y en a plusieurs. Je commencerai par la principale, avant de livrer quelques observations.
A Djibouti, je suis allé voir un ami, tout simplement. Comme cet ami est un fin connaisseur de l’Afrique, j’ai beaucoup appris au fil de conversations enjouées dans la bonne chaleur de la « saison fraîche ».
Avec lui, je suis allé à Tadjourah, en face de la capitale, sur l’autre rive du golfe, puis à Obock et un autre jour à Arta d’où l’on domine de hautes collines et la mer. Je ne dirai rien de ces paysages car ma fille, professeur de philosophie, m’avait expliqué sur une route du haut Pamir que devant le sublime il fallait se taire – ou parler avec ses compagnons de choses insignifiantes (1). Ces babillages mécontentent les esthètes qui polluent l’atmosphère en répétant cent fois mais regardez donc comme c’est beau ! Ils se proclament bien entendu écologistes et j’aimerais que ces esprits délicatement cultivés viennent « sur le terrain », « au contact de la nature ». Ici, la terre, c’est une lave pétrifiée, de la pierraille, du sable brûlant ; la montagne est aride, la chaleur est infernale à partir d’avril et l’on se trouve de surcroît sur la faille à ciel ouvert qui est en train de séparer la Somalie de l’Afrique.
D’où le paradoxe de l’homme moderne, qui doit en même temps protéger cette nature – sans cesser d’exploiter ses richesses qui lui permettent de vivre – et se protéger de sa violence. Le berger afar ou somali, qui vit encore «dans » cette belle nature qui fait rêver l’automobiliste parisien, cherche seulement à s’en protéger par des habitations de toutes sortes – huttes de branchages, maisonnettes de tôles avec enclos de grillages ou de cailloux. Pas « bon sauvage » pour un sou, il a toujours su que l’écologie, c’était la technique qui permettait d’habiter le monde, de l’humaniser, car on ne vit pas dans la nature et, à Djibouti, on n’y survivrait même pas.
Tout en prenant mes leçons de géographie, j’ai révisé ma géopolitique en écoutant des responsables politiques de la jeune République, des préfets, des officiers français, des diplomates mais aussi quelques représentant du peuple menu comme disent les Italiens. Les Djiboutiennes et les Djiboutiens sont très accueillants et il suffit de se promener au centre ville pour être salué et aimablement interpellé. Il n’y a plus qu’à proposer une tasse de café pour apprendre bien des choses sur ce qui se passe en ville et dans le pays, sur les pirates, les immigrés éthiopiens – pas vraiment appréciés – et la complexité des relations entre les Afars et les Somalis qui peuplent la République. Comme dans toute société la violence rôde entre les groupes mais Djibouti est un havre de paix dans une région dangereuse : tension avec l’Erythrée, au Nord ; guerre civile au Sud, en Somalie, et en face, au Yémen ; piraterie dans l’Océan indien. Al Qaïda profite de ces désordres pour tenter un vaste mouvement tournant par le Yémen et la Somalie, en prêtant au passage la main aux pirates, pour remonter vers La Mecque et s’en emparer. Les djihadistes atteindront-ils leurs objectifs ? Nul ne le sait mais Djibouti est devenu une place et un port hautement stratégiques. Nicolas Sarkozy a confirmé que l’armée française y resterait mais il n’est pas sûr qu’il ne change pas d’avis après 2012 car l’Afrique ne l’intéresse pas et il trouve plus simple que notre armée, qu’il n’aime pas, soit complètement intégrée dans l’Otan.
A Djibouti, on contemple le golfe d’Aden mais on regarde aussi la télévision bien de chez nous. Par exemple le journal du soir de France 2, avec un décalage de deux heures et avec un sentiment d’affliction dix fois plus intense qu’à Paris. Alors que la bibliothèque et la médiathèque du Centre culturel français de Djibouti sont fréquentées par de nombreux jeunes gens avides d’apprendre et de s’informer, alors qu’au café du coin on suit attentivement les affaires françaises, France 2 offre aux Français et aux francophones l’édition quotidienne de Paris-Village, tendance septième arrondissement. Le 3 mars, le présentateur de service se penchait avec compassion sur le sort des cousins de province – en l’occurrence les victimes vendéennes de la tempête. Un quart d’heure de bavardages et d’images pour ne rien dire – si ce n’est que tout cela est affreux. Comme si cette consternation jouée pouvait aider les victimes – qui d’ailleurs ne pouvaient plus regarder le cravaté bien propre et bien peigné dissertant sur leur malheur. Puis le souriant bonhomme expédia les informations nationales (les élections) et internationales (la grève générale en Grèce) comme autant de petites nouvelles indignes de commentaires et d’images significatives. Cela fait longtemps qu’il a oublié, comme ses confrères de TF1, que 55 millions de Français et d’innombrables étrangers ne sont jamais concernés par la grève du RER B qui fait l’ouverture du 20 heures dès que les « preneurs d’otages » de la ligne se mettent en colère.
A Djibouti, on peut également poursuivre ses expériences d’économie politique amusante. Dans la capitale de la République comme partout ailleurs, le marché se tient en un quartier bien délimité. Il y a comme partout des commerçants installés et des vendeurs à la sauvette auxquels s’ajoutent, trait spécifique, des vendeurs de khat qui vendent leurs tiges feuillues sous une grande affiche à l’effigie du président de la République. Slogan : « Poursuivre le rêve » ! De fait l’euphorie quotidienne s’achète pour une somme modique juste en dessous du panneau.
Pour faire quelques emplettes, je me suis fait accompagner par une mère de famille djiboutienne, femme vive (huit enfants à nourrir), aux yeux pétillants d’intelligence et toujours souriante. C’est avec elle que j’ai compris que la loi de l’offre et de la demande ne fonctionne pas comme on le dit. Un touriste bien blanc de peau se rend seul au marché pour acheter des foulards. Le vendeur lui dit que c’est mille francs la pièce. Nourri d’anthropologie, le touriste entame une longue négociation : il arrache le morceau de tissu pour 800 francs – pour 700 s’il ne s’en laisse pas compter et tout le monde est content. Le touriste, parce qu’il a montré son art du marchandage à ces braves africains. Le vendeur, parce qu’il a vendu son foulard deux fois plus que son prix normal. Et l’économiste néolibéral, qui se réjouit d’avoir vu le prix s’établir en fonction de la loi scientifique de l’offre et de la demande.
Mais avec moi, les choses se sont passées tout autrement. Homme à la peau blanche, étranger de passage inapte au marchandage, j’ai acheté le foulard pour la modique somme de 500 francs, (le prix d’une petite course en taxi) sans la moindre discussion. Pourquoi ? Parce que j’étais accompagné d’une médiatrice qui a arrangé l’affaire en quelques mots, si bien que le foulard était dans le sac en deux minutes, à la satisfaction générale. Conclusion : la loi de l’offre et de la demande joue en fonction d’une relation sociale plus ou moins complète (présence ou non d’un tiers médiateur) et plus ou moins intense : j’avais une entière confiance dans mon accompagnatrice mais je sais que j’aurais pu tomber sur une finaude qui m’aurait fait payer le prix-touriste pour toucher une plus forte commission.
Chemin faisant, je ne pouvais oublier le politique, autrement dit le symbolique. Cette jeune nation dispose d’un système constitutionnel qui nous est familier (président de la République, Premier ministre, Gouvernement, Parlement) mais le jour de mon arrivée la télévision nationale consacrait son bulletin du soir à l’intronisation de l’Ogaas Moustapha Mohamed Ibrahim, qui va désormais régner sur la confédération Issa qui est partie intégrante de la collectivité djiboutienne. Chef suprême de l’ensemble de l’ensemble des Issas, l’Ogaas est une « autorité symbolique de l’unité garante de la paix et de l’égalité de tous les membres devant le Xeer » (la Loi). Ce monarque qui est extérieur à l’organisation constitutionnelle des pouvoirs mais qui est reconnu par les autorités légales, joue une fonction de médiateur pour sa communauté et règle à l’amiable les menus différents qui peuvent survenir en son sein (2).
Le matin au marché, le soir dans cette magnifique villa où je salue le Premier ministre de Djibouti, en lisant La Nation qui relate avec de passionnants détails l’intronisation du nouvel Ogaas, je passe paisiblement d’un système de médiations à un autre, certes sensible aux différences, attentif aux conflits possibles mais toujours persuadé que le monde ne fonctionne pas comme le « marché » des manuels mais s’organise selon un seul et même principe de médiation.
Djibouti, du 1er au 8 mars 2010
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(1) Pour en voir plus que sur mes quelques photos, deux beaux livres : Djibouti aujourd’hui, aux Editions du Jaguar, 2003 ; et L’aube du monde, Djibouti vu du ciel, Photographies :Thibaut et Pascal Villecroix – Texte : Claude Jeancolas – Commentaires : Amina Saïd Chiré et Pascal Villecroix. FVW Editions, 2010.
(2) La tradition n’est pas ennemie des techniques modernes de communication. Pour en savoir plus sur l’Ogass : http://fr.ogaasissa.com/ . Compte-rendu de la cérémonie sur le site de La Nation : www.lanation.dj
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