Conçu sous la IIIe République et mis en œuvre à la Libération (cf. Royaliste n° 1310), notre Etat social est très différent, dans ses fondements philosophiques, son déploiement et son ambition, du welfare state. Ce sont pourtant les Etats-Unis qui inspirent les destructeurs du modèle français.

 Pour comprendre le “grand renversement de l’Etat social” (1), il faut faire un détour par les Etats-Unis qui ont construit et fait évoluer un système très différent du nôtre. Le welfare state est inspiré par un idéal d’égalité des opportunités à saisir par un individu responsable de lui-même. Cet homo americanus ne vit pas dans une société telle que nous la concevons, mais dans un ensemble de communautés résultant d’un contrat passé entre individus libres. A la manière des Etats européens, les Etats-Unis mènent une politique économique, disposent d’une règlementation (minimale) du travail, de services publics peu développés et d’une protection sociale. Les modalités de cette protection caractérisent le welfare state : crédits d’impôts massifs, social security comportant une assurance retraite, une assurance santé minimale et une faible assurance chômage ; s’y ajoute un système d’assistance caractérisé par une aide sociale en nature et divers autres dispositifs.

Ce welfare state est largement discrédité, surtout l’aide sociale. Ce discrédit procède d’une idée fortement ancrée dans les esprits : la pauvreté est la conséquence d’une faute morale commise par des individus qui sont pauvres parce qu’ils sont incapables de se prendre en charge. Comme l’a montré Robert Castel, la pauvreté aux Etats-Unis n’a jamais existé comme phénomène social : “Une société dite opulente n’est pas une société où il n’y a pas de misère mais une société où la misère n’a pas de statut”.

Longuement analysé par Sacha Lévy-Bruhl, le welfare state a une histoire, qui commence à la fin du XVIIIe siècle lorsque la prise en charge de la pauvreté par les communautés villageoises, héritée des colons britanniques, se perd dans l’élan vers l’Ouest. L’abondance des ressources y fait oublier la notion de manque et la promotion de la yeomanry (petite propriété terrienne) fait obstacle à la création d’une hiérarchie de statuts. La pauvreté devient dès lors un problème moral, qui relève de la charité et qui dérange l’idéal de la société d’abondance où chacun peut s’élever par ses propres forces.

L’industrialisation provoque ensuite une pauvreté massive, qui est traitée par des dispositifs d’assurance et d’assistance. Cependant, l’assurance contre les accidents du travail mise en place au début du XXe siècle heurte la conception du free worker mise à l’honneur contre l’esclavage pendant la guerre de Sécession et ce bel idéal empêche une généralisation des assurances. La politique d’assistance est soumise à un contrôle de moralité et concerne des victimes qui méritent la charité. En réaction à la Grande Dépression, le New Deal met en place en 1935 le Social Security Act qui réunit l’assurance et l’assistance pour le chômage, la vieillesse et l’aide aux familles monoparentales. Mais il ne s’agit pas d’une politique de solidarité faisant émerger une citoyenneté sociale : la Grande Dépression est vue comme une catastrophe naturelle qui exige des mesures exceptionnelles inspirées par le devoir de secourir des victimes innocentes. Or la notion de catastrophe naturelle implique que ces secours soient limités dans le temps.

Après la guerre et au cœur de la société d’abondance, les pauvres continuent d’être regardés comme des victimes, des gens qui ne peuvent pas s’aider eux-mêmes – sans qu’on s’interroge sur les structures économiques. Dans les années soixante, le Community Action Program vise à compenser les défaillances de diverses communautés, à commencer par celle formée par les Afro-Américains. Avec le New Deal et jusqu’à la Great Society des années Johnson, la guerre contre la pauvreté reste, dans son progressisme, liée à une vision moralisante et subjectiviste – loin, très loin du modèle français d’Etat social.

L’offensive conservatrice qui commence en 1972 aux Etats-Unis nous est beaucoup plus familière puisque les ennemis de notre Etat social lui ont emprunté nombre de leurs thèmes. Dès 1969, Richard Nixon lance un Family Assistance Plan qui associe un revenu d’assistance à une obligation de travail ou de formation et à des incitations fiscale à la reprise d’emploi. Puis se développe le thème du fraudeur et surtout de la fraudeuse aux allocations, associé à la crainte des ghettos noirs de centre-ville. Lors de sa campagne électorale de 1976, Ronald Reagan forge le mythe de la welfare queen, jeune femme noire célibataire qui vit dans le luxe grâce à ses escroqueries – alors que la mère de famille blanche travaille dur pour s’en sortir. C’est ainsi que la victime pauvre des années soixante redevient coupable. On affirme que les dispositifs d’assistance n’ont pas empêché la pauvreté mais favorisé les vices des pauvres, qui ne sont pas considérés comme une classe sociale mais comme un agrégat de subjectivités pathologiques. Dans les années quatre-vingt, on cible plus particulièrement le jeune délinquant noir et la jeune fille noire enceinte pour faire accepter une assistance contractualisée sous la forme d’une mise au travail et d’une responsabilisation. Le critère moral redevient décisif et Bill Clinton choisit à son tour de durcir l’assistance afin que les individus coupables de leur pauvreté se prennent eux-mêmes en charge. Le blâme de la victime n’exclut pas la compassion mais laisse toute sa place au soupçon.

Comme les Etats-Unis, la France a connu de profondes mutations au cours des quarante dernières années. L’expansion industrielle de l’après-guerre, qui avait permis le développement du salariat et de protections statutaires, a laissé place à une société tournée vers le secteur tertiaire dans laquelle le travail s’est littéralement désintégré. Très vite, certains sociologues en ont conclu que l’Etat social était inadapté aux évolutions en cours. En France, c’est Pierre Rosanvallon qui a ouvert le débat avec la publication de La Crise de l’Etat-Providence en 1981, un ouvrage qu’il a précisé dix ans plus tard dans La Nouvelle question sociale. Pour lui, le principe de la solidarité et la conception des droits sociaux – présentés comme des “droits de tirage” – doivent être remis en cause car la question sociale ne porte plus sur l’exploitation des travailleurs mais sur le processus d’exclusion massive qui est à l’œuvre. Et Pierre Rosanvallon de préconiser le replacement de “l’Etat passif providence qui serait une “machine à indemniser” par un “Etat actif providence” voué à l’insertion des individus victimes de la conjoncture économique. La “société assurantielle” ne serait plus possible car elle ne pourrait plus couvrir des individus exposés à des risques croissants – catastrophes naturelles, insécurité… qui n’ont rien à voir avec la justice sociale.

Or Sacha Lévy-Bruhl a raison de souligner que Pierre Rosanvallon, à la suite de François Ewald et d’Anthony Giddens, réduit l’Etat social à une simple gestion des aléas : “Définir l’Etat social à partir du risque et de l’assurance, et renvoyer son origine à des enjeux de citoyenneté, représente donc une double manière de désactiver la conception du droit social et de dépolitiser la question de la justice qui lui est liée”. Dans la logique de la réforme du workfare (2) en 1996, Pierre Rosanvallon plaide pour le renvoi contractuel à la responsabilité individuelle, par lequel l’individu est obligé de se resocialiser.

Jacques Donzelot s’inspire explicitement des Etats-Unis, en privilégiant le “modèle de la confiance” sur celui, français, du consentement. Il s’agit de ramener le social à sa “réalité procédurale” dépolitisée et de faire prévaloir l’autonomie individuelle dans une société néolibérale riche de potentialités. Robert Castel avait objecté que toute la démonstration de Jacques Donzelot reposait sur une anthropologie naïve – celle d’un individu toujours capable de se prendre en charge.

L’exemple américain inspire également Alain Ehrenberg décrivant en 2010 une société du malaise et plaidant pour une sociologie de l’individu conçu comme institution et promotion de soi-même. A juste titre, Robert Castel répondait qu’il est “un peu léger” d’inciter des individus en état de souffrance sociale à se prendre en charge, “sans voir que cette injonction d’autonomie irréalisable risque d’aggraver leur sentiment d’échec et leur perte d’estime d’eux-mêmes”. A l’opposé d’une conception de l’autonomie qui serait “naturelle”, il faut des supports – ceux qui sont offerts par l’assurance, l’assistance, les services publics, le droit social.

La troisième voie dessinée par d’éminents intellectuels de gauche a trouvé sa traduction législative en 1988 avec le Revenu minimum d’insertion (RMI) puis avec le Revenu de solidarité active (RSA) en 2003.

Le RMI a été présenté comme un retour aux sources solidaristes et l’opinion publique l’a perçu comme une extension du droit social – l’insertion n’étant pas une obligation mais un objectif. Avec le RSA, qui a contribué à réduire la pauvreté, l’autonomie n’est plus un objectif mais une condition, l’assistance n’est plus un droit mais un accompagnement qui reprend implicitement la distinction américaine des bons pauvres qui travaillent – sous la menace d’une suppression de l’allocation – et des mauvais pauvres qui ne font pas d’efforts pour s’en sortir. C’est réaliser un complet transfert de la dette sociale : ce n’est plus la société qui doit protection aux pauvres, ce sont les pauvres qui doivent montrer leurs capacités à la société, en échange de l’aide publique.

Le contrat l’emporte sur le statut. Telle est la logique qui provoque le grand renversement de l’Etat social. Depuis le 1er janvier 2025, le RSA implique des heures de travail obligatoire, et les réformes de l’assurance chômage traduisent la même volonté de responsabilisation des individus. Plus généralement, comme le souligne Sacha Lévy-Bruhl, “Le droit du travail revient de plus en plus au mythe libéral d’une contractualisation entre deux subjectivités par le renversement de la hiérarchie des normes donnant une place prépondérante à la négociation directe entre employé et employeur. Enfin, la démarchandisation du service public se voit remplacée par une conception du citoyen comme consommateur à travers une privatisation croissante de nombreux secteurs et un sous- investissement chronique dans les autres”.

La citoyenneté sociale se dilue dans une idéologie individualiste du mérite qui contredit l’exigence égalitaire d’une amélioration générale des conditions. Devons-nous en rester là ?

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1/ Sacha Lévy-Bruhl, Le grand renversement de l’Etat social, PUF, février 2025. Cf. mon premier article : https://www.bertrand-renouvin.fr/wp-admin/post.php?post=24248&action=edit

2/ Dans le workfare, on reçoit des aides sociales à condition que l’on travaille.

Article publié dans le numéro 1311 de « Royaliste » – 16 novembre 2025

 

 

 

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