Les milieux éclairés affirment à tous vents que l’Europe est au pied du mur et à la croisée des chemins comme s’ils voulaient se mettre eux-mêmes en mesure d’avancer. Au carrefour des velléités et devant les murailles qu’ils ont édifiées, c’est un long piétinement qui les guette. Le blocage résulte de deux contradictions, dans lesquelles ils se sont enferrés.
La première tient à une auto-illusion : l’élite européiste prend l’Union européenne pour l’Europe tout entière alors que sa civilisation s’étend sur l’ensemble d’un continent – et le déborde – et relie dans un même ensemble des empires ou d’anciens empires et des nations qui concourent aux équilibres et aux déséquilibres géopolitiques. L’enjeu devrait être la maîtrise ou le dépassement des conflits par un accord de sécurité collective et par des structures de coopération. Or l’Union européenne continue de chercher sa définition et son unité contre une partie de l’Europe.
Cultivant cet antagonisme, l’Union européenne est persuadée de sa supériorité morale par les “valeurs” qu’elle proclame et par l’affirmation de son bon droit démocratique. Même si elle cessait de promouvoir les “valeurs” capitalistes et se donnait des structures plus démocratiques, l’Union européenne ne pourrait surmonter sa deuxième contradiction : les organes installés à Bruxelles, Francfort et Strasbourg ne formeront jamais un Etat, alors que le cours des affaires mondiales est dominé par des Etats – la Chine, les Etats-Unis, la Russie – capables de définir une stratégie et de mobiliser des forces considérables dans tous les domaines où peut s’exercer la volonté de puissance. L’offensive protectionniste des États-Unis, l’agressivité commerciale de la Chine et l’agressivité militaire de la Russie soulignent durement la faiblesse constitutive de l’Union européenne.
L’élite européiste assiste aujourd’hui au naufrage de ses fantasmes idéologiques : elle a conçu l’Union européenne comme un empire des normes juridiques déjà installé dans la post-histoire et bénéficiant des avantages d’un marché mondialisé, qui apporterait la démocratie en tous lieux sous l’égide des Etats-Unis. Elle subit la démondialisation, les conflits nationaux, les crises à répétition, la logique illibérale d’un capitalisme plus prédateur que jamais et la menace d’un désengagement américain, sans avoir la moindre prise sur les bouleversements en cours.
Les cris d’alarme et les discours résolus recouvrent un formidable déni de réalité. La Commission européenne, pour ne citer qu’elle, a cru que les guerres qui ont détruit la Yougoslavie était le vice de tribus mal civilisées vivant sur ses marges, sans voir qu’il s’agissait d’une tragédie spécifiquement européenne. Puis elle a cru que l’Ukraine n’était qu’un marché à intégrer sans rien comprendre à cette “autre Europe” libérée du soviétisme et immédiatement soumise à la maltraitance néolibérale. Aujourd’hui, la Commission fait comme si elle était un gouvernement capable de gérer la politique économique, la politique sanitaire, la défense commune, l’innovation technologique… Mais la promesse de prospérité généralisée par le Marché n’a pas été tenue, le néolibéralisme provoque des réactions nationalistes identitaires, la lutte contre la pandémie s’est accompagnée de corruption, la stratégie de Lisbonne en vue d’une “économie de la connaissance” ultra-compétitive a été un échec cinglant et, en matière de Défense, la Commission tente de s’approprier des pouvoirs qui ne lui sont pas reconnus.
Le mélange du déni, du semblant et d’échecs non surmontés se heurte à des stratégies nationales et à des esquisses d’alliances interétatiques qui vont heurter la logique pesante des organes supranationaux et déborder les frontières de l’Union européenne. Nous voyons les puissances nucléaires française et britannique se rapprocher. Nous entendons les dirigeants allemands et polonais annoncer que leur armée nationale sera la plus puissante d’Europe. Nous observons un jeu italien spécifique au Maghreb et vis-à-vis des Etats-Unis. La Turquie s’efforce de jouer dans le conflit russo-ukrainien le rôle médiateur qui aurait dû être celui de la France. Les Etats baltes et la Suède s’inquiètent, selon leur histoire et leur proximité géographique, des intentions du voisin russe, alors que l’Espagne et le Portugal maintiennent leurs liens avec l’Amérique du Sud.
Face à une Europe sans rivages qui réaffirme ses complexités, les élites européistes tentent de maintenir des schémas simplistes qui obligeraient chaque pays à se définir pour ou contre Moscou et qui traceraient une frontière interne entre les démocraties éclairées et les trublions populistes hongrois, roumains et allemands de l’AfD. Comme si la politique polonaise ne pouvait pas être transformée par la perspective de l’intégration économique de l’Ukraine ! Comme si les nationalismes – hongrois et roumain par exemple – n’étaient pas antinomiques !
Les organes supranationaux vont être bousculés par les trajectoires nationales et les diverses logiques conflictuelles. Ils seront une fois de plus tentés par la fuite en avant fédéraliste, au mépris d’une solution confédérale qui demeure en réserve.
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Editorial du numéro 1302 de « Royaliste » – 2 juin 2025
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