Bonnes nouvelles : le monde n’est pas en train de s’uniformiser et il n’est pas vrai que l’américanisation rime avec la globalisation. Le « marché global » de la culture n’a jamais été unifié et il est clair qu’il est désormais segmenté.
On sort du livre de Frédéric Martel (1) admiratif et quelque peu étourdi. L’admirable, c’est l’enquête menée dans trente pays, auprès de 1 250 personnes aux fonctions très diverses, par un docteur en sociologie qui a suivi de près, à des postes de premier plan, les relations culturelles internationales en France puis aux Etats-Unis. Mais l’analyse des flux financiers, des stratégies des groupes industriels, des productions culturelles, des enjeux politiques et des questions de civilisation est d’une telle complexité que certains lecteurs auront l’impression de perdre tout repère.
Réflexion faite, ce sont surtout des préjugés que l’on perdra. La lecture de Mainstream dissipe une angoisse largement répandue : la mondialisation des techniques et les réseaux planétaires de diffusion massive de «contenus » culturels (films, musiques, écrits) n’aboutissent pas à l’uniformisation tant dénoncée. D’ailleurs, le titre du livre est démenti par la conclusion de l’enquête : Frédéric Martel constate que mainstream (la culture populaire, au sens positif du terme, ou négativement la « culture de marché ») est à mettre au pluriel.
De fait, il y a plusieurs courants dominants qui se mêlent plus qu’ils ne s’opposent. Nous baignons, comme toujours, dans la diversité des cultures mais nous avons en même temps une claire perception, grâce aux médias, des éléments communs au monde entier. Il ne faut pas confondre le goût mondial pour certains types de spectacles modernes (le cinéma, la télévision) et la stratégie « globale » des groupes capitalistes qui produisent des contenus culturels destinés à être acquis par le plus grand nombre possible de consommateurs.
Quant à la stratégie des groupes, nous sommes obnubilés par les Etats-Unis en général et par Hollywood en particulier. Ce n’est pas sans raisons : le cinéma américain est prépondérant en Europe de l’Ouest, où il n’y a plus qu’une seule production cinématographique nationale – la nôtre. Sans oublier la richesse de l’héritage culturel accumulé dans le passé, Frédéric Martel n’a pas tort d’écrire que la culture « mainstream » américaine est actuellement la seule culture commune à l’Europe, réduite par lui à l’Union européenne.
Il y a bien un effet de domination, avec des particularités et des résistances qui ne sont pas « locales » comme le disent les firmes capitalistes et les altermondialistes, mais bel et bien nationales. Mais cette progression de la culture américaine de masse n’est pas un phénomène qui se vérifie dans le monde entier. Notre constant oubli de l’Inde nous fait ignorer ou sous-estimer la puissance et la séduction du cinéma indien (3,6 milliards de billets vendus en 2008) qui attire les foules bien au-delà des frontières du pays ; en Asie centrale, dans le Caucase, on chante, on danse, on vibre au rythme de ces comédies qui constituent, à l’opposé des productions américaines, un spectacle complet. De même, les Français ignorent – sauf s’ils sont familiers du monde hispanique – la popularité des telenovelas, ces séries télévisées qui sont appréciées aux Etats-Unis comme en Europe de l’Est.
Parfois charmants, parfois médiocres, ces films, ces chansons et ces séries sont adaptées aux marchés nationaux (les productions japonaises sont souvent « déjaponisées » pour être vendues partout en Asie) et ne détruisent pas les cultures traditionnelles. C’est une banalité qu’il faut souligner : on peut étudier Descartes et aimer la bande dessinée, réciter Omar Khayyâm, écouter de la musique soufi et fredonner « Enta Eyh » en regardant une vidéo de Nancy Ajram, chanteuse libanaise immensément populaire dans tout l’Orient chiite et sunnite, arabe ou non.
Ce mélange des genres a pris des proportions considérables en raison des moyens modernes de diffusion – il existe d’ailleurs aux Etats-Unis, qui ne se réduisent pas au petit monde de Disney. La culture hispano-américaine (entre autres) est pleine de vitalité, les classiques de la littérature américaine sont massivement diffusés (nous devrions imiter les Américains sur ce point) et ce sont les universités américaines qui assurent pour une large part la créativité du cinéma hollywoodien.
Il est passionnant d’observer en compagnie de Frédéric Martel les réactions chinoises à l’offensive des grands groupes occidentaux et d’examiner l’identité des nouveaux venus (les télévisions arabes) sans pour autant le suivre dans toutes ses conclusions. S’il ressort de son ouvrage qu’il n’y a pas de choc culturel des civilisations, on peut s’interroger sur la réalité de ces « guerres culturelles » qu’il annonce tout en décrivant une très large « hybridation » des cultures. Nous sommes plutôt dans une concurrence entre groupes industriels et financiers qui profitent du libre-échange pour vendre leurs productions sans trop se soucier de l’idéologie et de la politique. Les groupes occidentaux qui veulent conquérir le marché chinois – très protégé – gomment toutes les critiques émises envers la Chine et le puissant groupe du prince Al Waleed (Arabie saoudite) affirme que son objectif est la défense des valeurs tout en misant sur le divertissement pour séduire la jeunesse. Mais toute affirmation mérite maintes nuances : elles se trouvent dans le livre de Frédéric Martel qui est conscient que les « maintreams » vont être bouleversés par les innovations technologiques qui sont en cours.
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(1) Frédéric Martel, Mainstream, Enquête sur cette culture qui plaît à tout le monde, Flammarion, 2010.
Article publié dans « Royaliste » n° 979 – 2010.
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