Ancien directeur des études du CNPF devenu Medef, Jean-Luc Gréau fait partie des rares économistes qui annonçaient depuis de très nombreuses années la catastrophe qui est en train de se produire et qui en expliquaient les causes.

Dans l’entretien qu’il a bien voulu nous accorder, Jean-Luc Gréau explique l’échec de l’ultralibéralisme et la logique de la crise, souligne son ampleur et montre pourquoi elle va se prolonger et s’intensifier. Des réponses politiques et économiques existent cependant, qui nous permettraient de la vaincre.  

Royaliste : Comment prendre une exacte mesure de la crise ?

Jean-Luc Gréau : Bloomberg publie chaque jour le montant des pertes et des provisions annoncé par les banques, les assurances, les sociétés de crédit, les fonds de placement… En septembre 2007, on estimait que ces pertes et provisions se situaient entre 60 et 100 milliards de dollars ; au début de l’été, c’était 400 milliards ; le 15 novembre, nous en étions à 684 milliards de dollars. C’est vous dire l’ampleur de la crise financière et la vitesse de la contagion. Mais tout n’a pas commencé en septembre dernier.

Royaliste : Quelle est la chronologie ?

Jean-Luc Gréau : Les causes directes apparaissent en octobre 2005 aux Etats-Unis : on s’aperçoit que l’indice des mises en chantier de l’immobilier résidentiel a été négatif au mois de septembre. Puis on constate, à l’automne 2006, que le stock de logements neufs et anciens a doublé. En novembre 2006, la banque HSBC a l’honnêteté de signaler que les défauts de paiements des Américains endettés sur le marché hypothécaire ont beaucoup augmenté. En février, mai et juin 2007, de petits krachs se produisent en Asie. Ils ne soulèvent pas plus l’inquiétude que la fermeture de deux fonds de pension par la banque Bear Stern.

Vous savez que la crise éclate deux mois plus tard sur le marché du crédit interbancaire : les banques qui veulent emprunter sur ce marché ne trouvent plus de banques disposées à leur prêter. Le 9 août 2007, pour empêcher le blocage du système, la Banque centrale européenne injecte 50 milliards d’euros sur le marché interbancaire. Depuis cette date, la crise financière se développe, jalonnée de faillites bancaires et de journées noires sur les places financières.

Aux Etats-Unis, le Congrès a réagi en décidant de consacrer 700 milliards de dollars au sauvetage des banques et des compagnies d’assurance. Puis, le 12 novembre, M. Paulson a décidé d’utiliser la moitié de cette somme pour aider les détenteurs de cartes de crédit, qui ne parviennent plus à faire leurs  remboursements, et les acheteurs de voitures. C’est un changement de stratégie. Il intervient dans un contexte de récession économique. Je pensais que cette récession serait graduelle. Elle va beaucoup plus vite que je ne l’avais imaginé.

Royaliste : Nous sommes donc confrontés à la faillite de l’idéologie ultralibérale et des pratiques qui en résultaient…

Jean-Luc Gréau : Oui, mais il faut préciser que ce n’est pas l’échec de Milton Friedmann. Il est vrai que celui-ci a défendu trois thèses qui font référence :

  • l’inflation est pire que le chômage, car l’inflation détruit la possibilité d’un développement durable ;
  • les changes fixes doivent être remplacés par des changes flottants afin que le cours des monnaies soit fixé selon la loi de l’offre et de la demande ;
  • l’actionnaire est le véritable propriétaire de l’entreprise et les managers ont pour premier devoir d’accroître le rendement des actions.

Mais Milton Friedmann n’a pas construit de théorie et ce n’est pas sa pensée qui a engendré le système néolibéral.

Royaliste : Alors qui et comment ?

Jean-Luc Gréau : Il faut faire la part des circonstances. Il y a eu la décision, après le premier choc pétrolier, d’en finir avec l’inflation : aux Etats-Unis on a utilisé la politique monétaire, ce qui a provoqué une violente récession ; au Japon et en Allemagne, on a comprimé les salaires ; en France, après l’échec du plan de relance de 1975 et la politique menée par les socialistes de 1981 à 1983, on a mélangé la politique monétaire et la déflation salariale. Par ailleurs, la chute de l’Union soviétique a provoqué un mouvement de balancier vers les Etats-Unis et leur modèle d’économie de marché.

Mais il faut surtout souligner le rôle décisif qu’ont joué les opérateurs financiers (ceux des banques, ceux des fonds de placement) dans le système qui s’est mis en place aux Etats-Unis, en Grande Bretagne et, à un moindre degré, sur le continent européen.

Royaliste : Voudriez-vous nous rappeler les principales caractéristiques de ce système ?

Jean-Claude Gréau : J’en vois six :

1/ La soumission des acteurs économiques publics et privés aux actionnaires (gérants de fonds de placement) qui imposent la maximisation des profits en vue d’obtenir de gros dividendes ;

2/ l’indépendance des banques centrales : on veut empêcher que l’Etat leur demande de financer des dépenses excessives ; on leur confie la tâche de contrôler étroitement l’inflation ;

3/ la liberté de circulation des capitaux qui paraît évidente. Bien entendu il est normal qu’on puisse transférer dans un autre pays les fonds nécessaires à un investissement productif. Mais, en l’occurrence, on a voulu favoriser les opérations spéculatives sur les marchés boursiers ou sur les marchés de la dette de diverses nations. C’est cette libre spéculation qui a été l’origine voici dix ans de la crise asiatique : les spéculateurs sont libres de retirer brutalement leurs capitaux, ce qui s’est produit en 1997.

4/ la soumission de toutes les opérations d’échange (sur les matières premières énergétiques, sur les produits agricoles, sur le fret maritime, sur les dettes publiques, sur les créances privées) aux « experts » des salles de marché. On disserte sur la loi de l’offre et de la demande comme si elle fonctionnait entre le vendeur d’un produit et son acheteur : or cette loi ne fonctionne qu’entre les traders dont le jugement est  plus que discutable comme on s’en est aperçu à l’occasion de récents scandales bancaires !

5/ la titrisation : une banque revend à divers acteurs financiers les prêts consentis à ses clients. Ces prêts sont revendus par morceaux. Il n’y a plus de lien entre l’emprunteur et le prêteur, que la titrisation décharge de toutes ses responsabilités. La crise financière est principalement une crise de la titrisation.

6/ le libre échange des marchandises qui implique le coût minimal de l’intelligence et de la force de travail. Vous connaissez les ravages provoqués par cette conception de la concurrence.

Royaliste : C’est esquisser, négativement, un premier bilan…

Jean-Luc Gréau : Oui. L’objectif de désinflation salariale a été atteint mais il faut faire à ce sujet deux observations majeures :

  • on a lutté contre la hausse des prix et des salaires tout en soutenant la valeur des actifs financiers et des actifs immobiliers. Il y aurait donc une bonne et une mauvaise inflation. Mais dans quel traité le devoir de préservation de la richesse financière et immobilière est-il inscrit ?
  • malgré la pression sur les salaires, le niveau de consommation nécessaire à l’absorption de la production croissante a été maintenu grâce au surendettement des ménages – tout particulièrement aux Etats-Unis, en Angleterre et en Espagne. Il y a quelques mois encore, les néolibéraux donnaient ces trois pays en exemple. Aujourd’hui, c’est dans ces trois pays que la récession est la plus forte !

La titrisation est une catastrophe : au Medef, lors d’une plénière sur les marchés financiers tenue en 2002, Daniel Bouton, dans un propos assez brillant, disait ceci : nous avons connu une crise importante du fait de l’éclatement de la bulle Internet mais le risque a été pulvérisé parce que nous avons la titrisation. En septembre 2007, le président de Dexia expliquait dans un séminaire que nous ne savions pas localiser le risque. Il prenait donc le contrepied de ce que disait Daniel Bouton cinq ans auparavant. Un système qui paraissait plutôt sain en raison de la mutualisation des risques sur un marché immense est devenu un système catastrophique à partir du moment où le degré de risque s’est élevé : il y a eu cristallisation sur un ensemble d’acteurs reliés les uns aux autres.

Aujourd’hui, nous ne connaissons toujours pas le montant des mauvaises créances. Mais leur nombre va encore s’accroître car les entreprises qui marchent bien et les ménages qui ont emprunté avec prudence pour acheter un logement ou une voiture auront des difficultés à rembourser leurs dettes. C’est pour cela que le taux de défaut de paiement des ménages américains continue d’augmenter pendant qu’on essaie de renflouer le système bancaire.

Quant à l’indépendance des banques centrales, elle n’explique pas le succès de la lutte contre l’inflation : c’est dix ans après la fin de la période inflationniste que l’on a décidé, en France et en Allemagne, de ne plus subordonner les banques centrales aux Etats !

Je n’ai pas besoin d’évoquer l’effondrement des bourses : la presse en rend compte mais sans expliquer que les places financières, qui passent en quelques heures de l’euphorie à la panique, ne peuvent être regardées comme le thermomètre de la vie économique.

Royaliste : Quelles sont les décisions qui seraient à prendre en urgence ?

Jean-Luc Gréau : Je vais vous faire plaisir : partisan de la privatisation, il me paraît indispensable de nationaliser les banques – quitte à les restituer au secteur privé lorsque la crise financière sera terminée comme cela s’est fait en Suède au cours de la précédente décennie.

Il faut aussi que les banques centrales, à nouveau placées sous contrôle étatique, soient obligées de prendre garde à l’emploi, à la dette publique, aux dettes des ménages et des entreprises – et pas seulement à l’inflation.

Dans le domaine monétaire, je suis partisan du retour aux changes fixes et de la création d’un étalon monétaire international formé d’un panier de monnaies.

Il faudrait que l’Union européenne définisse un tarif extérieur commun – sinon de très nombreuses entreprises seront obligées de se délocaliser ou de fermer.

Enfin, il faudra monétiser la dette publique car celle-ci va s’accroître considérablement. Cela signifie qu’il faudra embourser les obligations d’Etat avec du papier monnaie émis par la banque centrale. L’inflation ainsi créée soulagera les particuliers, les entreprises et les collectivités locales du poids de dettes insupportables.

C’est l’ensemble de notre système économique et financier qui doit être radicalement transformé, sous la direction d’un Etat dont le rôle doit être repensé.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 938 de « Royaliste » – 29 décembre 2008

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