Journaliste spécialisé dans l’analyse économique, Jean-Michel Quatrepoint a travaillé au Monde pendant onze ans, puis dirigé les rédactions de l’Agefi, de La Tribune et du Nouvel Économiste avant d’animer quinze années durant la Lettre A. Il a publié en 2008 La Crise globale, au moment même où éclatait la crise qu’il avait prévue et dont il explique dans l’entretien ci-dessous les principaux facteurs. Puis il montre comment Barack Obama est tombé sous la coupe du milieu financier américain, résumant l’analyse publiée récemment dans La dernière bulle.

 

Royaliste : Pourriez-vous résumer les événements qui ont conduit à la crise globale ?

Jean-Michel Quatrepoint : Je vais commencer par une boutade : une alliance s’est formée depuis trente ans entre Wal-Mart (la grande distribution), Wall Street et le Parti communiste chinois. Cette triplice a organisé la mondialisation qui a débouché sur la crise – dont les trois acteurs sont aujourd’hui les grands gagnants ! Cette boutade résume un long processus historique qu’il me faut rapidement évoquer.

Il y a trente ans, les Etats-Unis étaient en mauvaise situation à cause du Watergate, de la défaite au Viêt-Nam et de la révolution iranienne. Ils souffraient par ailleurs de la baisse de la rentabilité du capital, suite à un partage de la valeur ajoutée qui favorisait le travail. Les capitalistes rechignaient donc à investir.

La réaction à cette situation a d’abord été marquée par un travail intellectuel qui a produit la doctrine néo-libérale que vous connaissez bien. Ronald Reagan a été élu pour appliquer cette doctrine, pour gagner la bataille idéologique contre le communisme et la bataille industrielle contre les Japonais.

C’est dans cette perspective que les Américains ont passé un accord avec la Chine au début des années quatre-vingt. Les deux puissances avaient tout intérêt à s’opposer au Japon qui visait à la domination de la zone Asie-Pacifique et qui commençait à s’emparer de positions fortes aux Etats-Unis.

Royaliste : Comment les Chinois et les Américains ont-ils bloqué l’expansion japonaise ?

Jean-Michel Quatrepoint : Ils ont utilisé l’arme monétaire. Lors de la négociation sur la rétrocession de Hongkong en 1982-1983, le dollar de Hongkong a été aligné sur le dollar américain. Et comme la Chine avait fait de cette ville le sas qui assurait son commerce avec le monde occidental, tout le monde a compris dans la région que la Chine basculait dans la zone dollar et que la zone yen était mort-née. De fait, les multinationales japonaises se sont rapidement délocalisées en Chine afin d’éviter le risque de change. Puis les États-Unis ont obligé les Japonais à réévaluer leur monnaie en 1985 – ce que les a conduit au désastre quelques années plus tard – et l’Union soviétique a implosé…

Un autre objectif est atteint au cours des années quatre-vingt aux États-Unis : le partage de la valeur ajoutée s’inverse au bénéfice du capital.

Royaliste : Peut-on parler de la victoire de droites réactionnaires ?

Jean-Michel Quatrepoint : Ce sont les socialistes français qui ont engagé la France sur la voie de la déréglementation, sous l’égide de Pierre Bérégovoy. De même, aux États-Unis, ce sont les démocrates qui, avec Bill Clinton, ont été les champions de la déréglementation sous le prétexte de démocratiser Wall Street et de réconcilier les financiers et les industriels. Dans le même temps, le mouvement de délocalisation vers la Chine s’accélère : la Chine s’ouvre aux usines étrangères non pas pour satisfaire ses propres besoins mais pour réexporter afin que la Chine puisse engranger des devises. Tel est le point crucial.

Royaliste : Pourquoi les multinationales ont-elles accepté ?

Jean-Michel Quatrepoint : Elles y trouvaient largement leur compte car la main d’œuvre chinoise est très peu chère et maintenue en état de soumission. De plus, les Chinois ont exigé de la grande distribution (Carrefour notamment) qu’elle exporte autant de produits qu’elle en vendait sur le marché chinois. Les multinationales ont vu leurs profits exploser et elles les ont localisés pour une bonne part dans les paradis fiscaux. Ce mouvement a été accéléré par la déréglementation douanière et financière. Laurence Summers, qui fut le deuxième secrétaire d’État au Trésor de Clinton, a été l’un des principaux agents de cette politique : c’est lui qui a détruit en 1999 le Glass Steagle Act qui séparait les banques de dépôt et les banques d’investissement. Notez que Laurence Summers est aujourd’hui le chef des conseillers économiques de Barack Obama !

La révolution Internet accélère les processus de délocalisation : on peut passer une commande dans la nuit à une usine chinoise qui livre très rapidement, de même que les paiements sont accélérés. D’où de nombreux licenciements. Mais aux Etats-Unis, les travailleurs licenciés de la grande industrie vont s’employer à bas prix. Ils achètent moins cher chez Wal-Mart des produits chinois et on leur promet que la perte de leur pouvoir d’achat sera compensée par leurs placements en Bourse. C’est ainsi que l’économie américaine fonctionne dans la deuxième partie des années quatre-vingt-dix.

Royaliste : En quoi le 11 Septembre a-t-il changé la donne ?

Jean-Michel Quatrepoint : À partir de 2002, les courbes économiques enregistrent un changement complet. Profondément choqués par les attentats, les États-Unis veulent montrer aux islamistes que les Américains peuvent rebondir face au risque d’effondrement de la consommation et des marchés financiers. C’est pourquoi ils inondent le marché de liquidités (la Fed baisse les taux d’intérêt) et se persuadent que consommer est un devoir patriotique, que prêter ou s’endetter est un acte patriotique. On prête donc de l’argent à ceux qui ont de faibles ressources afin qu’ils puissent eux aussi soutenir l’économie américaine. Par exemple, les grandes firmes d’automobile font des crédits gratuits à cinq ans.

D’autre part, la Chine entre dans l’Organisation Mondiale du Commerce en novembre 2001 : les droits de douanes tombent, les produits chinois sont encore plus compétitifs, les grandes marques produisent de plus en plus en Chine et placent leurs profits dans les paradis fiscaux, les Etats-Unis importent de plus en plus de produits chinois. La Chine ne redistribue pas l’argent qu’elle encaisse, elle augmente ses réserves et achète des bons du Trésor américain. Dans le même temps, le système de crédits hypothécaires se développe aux États-Unis et la consommation est ainsi soutenue par les subprimes qui sont un excès de crédit accordé aux pauvres. Dans les banques, on ne cesse d’inventer des produits financiers et les profits augmentent. En 2008, il y avait 700 000 milliards de dollars de produits dérivés, pour un PIB mondial de 65 000 milliards de dollars. Il y a surabondance de monnaie, mais on n’investit pas dans les secteurs de pointe.

Lorsque la Fed décide d’augmenter les taux d’intérêts, elle étrangle les ménages endettés, les entreprises et les banques qui ont prêté à tout va. C’est ainsi que la crise éclate.

Royaliste : Comment a été conçue la relance de l’économie américaine ?

Jean-Michel Quatrepoint : Après le krach de Lehman Brothers, BlackRock (un grand investisseur peu connu du public) et quelques autres sociétés ont mis au point le plan de relance de Bush. Ce sont les mêmes qui ont opéré lorsque Barack Obama est entré en fonctions. Le nouveau président s’est entouré d’une équipe économique choisie par les clintoniens et qui représente les intérêts de Wall Street. Il n’est donc pas étonnant que le plan de sauvetage des principales banques (Goldmann Sachs, JP Morgan…) ait consisté à nationaliser les pertes des banques privées. Cela s’est fait à travers la Fed qui a inondé le système bancaire de monnaie avec un taux d’intérêt à 0 %.

En contrepartie, si l’on peut dire, elle a récupéré 3000 milliards de dollars d’actifs toxiques. Avec l’argent de la Fed, les banquiers ont acheté des bons du Trésor à 3,75 %, ils ont prêté à une clientèle choisie à des taux compris entre 4 et 20 %. Ils se sont donc très vite refait une santé ! Ils ont organisé la remontée des cours de Bourse à partir de mars 2009. En avril, ils ont arrangé leurs comptes pour faire valoir des résultats positifs ce qui a rendu leurs actions attrayantes. Puis la hausse a alimenté la hausse.

Royaliste : Pourquoi cette complaisance de Barack Obama à l’égard des milieux financiers ?

Jean-Michel Quatrepoint : Je ne suis pas le seul à penser que le nouveau président aurait dû prendre le risque de nationaliser les 18 principales banques du pays, de les nettoyer de leurs actifs et de les remettre sur le marché en faisant un Glass Steagle Act. Mais Barack Obama est un homme de compromis. Or le groupe de pression financier est le plus puissant des Etats-Unis : l’industrie financière, c’est 21 % du PIB américain, 40 % de la totalité des profits des entreprises américaines mais seulement 6 % de l’emploi. Barack Obama avait tout intérêt à soutenir les financiers, qui lui garantissaient la reprise jusqu’aux élections de midterm en novembre 2010 et qui lui permettaient de réussir sa réforme de la santé.

Selon moi il a fait un marché de dupe. Laissées libres, les banques ont fait ce qu’elles savent faire : des bulles. Avec l’argent obtenu par la Fed, elles spéculent actuellement sur les monnaies et sur les matières premières. Depuis le 9 mars 2009, les marchés financiers ont augmenté de 70 %. La grande distribution a vu son chiffre d’affaires progresser pour les raisons que j’ai exposées : 70 % des produits Wal-Mart sont fabriqué en Chine, les importations de cette société représentent 15 % des importations américaines de Chine et elle est son sixième client.

Les Chinois sont les grands gagnants : ils sont l’usine du monde, ils fabriquent de tout. Ils ont augmenté leurs parts de marché aux États-Unis : les produits chinois représentaient en octobre 2009, 19 % de la totalité des importations américaines. De plus, ils sont les banquiers des Américains. Le montant de leurs réserves est de 2 300 milliards de dollars dont 800 milliards en bons du Trésor américains. Comme le yuan est indexé sur le dollar en juillet 2008, ils sont tranquilles par rapport au cours du dollar. Quand Obama va à Pékin, il se rend chez son banquier et son fournisseur… qui a une volonté hégémonique manifeste, par volonté de revanche sur les Occidentaux. Les Chinois mettent la main sur les matières premières, sur les produits agricoles. Ils sont l’usine du monde et ils peuvent mater tous ceux qui y travaillent : la Chine n’est pas une démocratie, et son armée est capable de maintenir l’ordre dans le pays.

***

Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 963 de « Royaliste », 8 février 2010.

 

Jean-Michel Quatrepoint, La crise globale, Mille et une nuits, 2008.

Jean-Michel Quatrepoint, La dernière bulle, Mille et une nuits, 2009.

Partagez

0 commentaires