Une période s’achève – celle qui a été marquée par l’emprise néolibérale. Dans son nouvel ouvrage (1), David Cayla montre que l’échec pratique du néolibéralisme a été anticipé par sa défaite doctrinale, avant d’exposer ses propositions en vue d’une nouvelle politique économique.

 Jour après jour, les experts médiatiques déroulent les éléments de langage conformes aux préceptes néolibéraux mais l’actualité qu’ils essaient de commenter vient régulièrement démentir leurs propos. La démondialisation est entrée dans les faits. Les pratiques protectionnistes se multiplient et, dans notre pays, on discourt sur la planification et on crée de trop vagues structures de planification. Le retour de l’inflation concrétise pour les classes moyennes et populaires l’échec des prescriptions néolibérales tandis que les conférences sur le climat illustrent tragiquement l’impuissance publique face au défi écologique.

Nous nous éveillons donc d’un mauvais rêve, qui fut pour beaucoup un cauchemar, et David Cayla nous permet de mieux comprendre comment s’est ouverte et refermée la parenthèse néolibérale. L’ouverture est doctrinale : on pose la mystique des prix de marché qui résulteraient de la trop célèbre “loi de l’offre et de la demande”. Ce mécanisme est censé ajuster les besoins des agents économiques mais aussi leurs comportements. Alors que le libéralisme classique conçoit le marché comme un lieu d’échange et de transactions, le néolibéralisme le promeut comme système d’évaluation et de coordination. A la différence du marché libéral, qui serait naturel, le marché néolibéral est envisagé comme un système artificiel : il a besoin de l’Etat pour assurer le libre-échange, la libre concurrence, l’ordre social et la stabilité des prix. D’où la théorie monétariste, selon laquelle l’inflation est provoquée par une croissance excessive de la masse monétaire. Comme l’écrit David Cayla, “que ce soit par l’instauration d’une concurrence entre les monnaies, par l’observance d’une règle rigide d’expansion monétaire ou par l’institution d’une stricte indépendance de la banque centrale pourvue d’un mandat fondé sur l’objectif de stabilité des prix, les doctrines monétaristes poursuivent toutes le même but : instaurer une gestion dépolitisée de la politique monétaire en renonçant par avance à tout usage des instruments monétaires qui ne sont pas concentrés sur la lutte contre l’inflation”.

Ainsi conçu, le néolibéralisme rompait avec les politiques de mobilisation économique mises en œuvre en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale et avec le dirigisme qui inspira la politique des Etats ouest-européen – sauf la République fédérale d’Allemagne – pendant les Trente Glorieuses. La planification française, les nationalisations et la Sécurité sociale sont bien connues… David Cayla insiste à juste titre sur le contrôle étatique des prix, des taux de change et des taux d’intérêt, des marchés financiers en général et des matières premières en particulier – sans oublier la régulation des prix agricoles en Europe et aux Etats-Unis. Contrairement à la légende, la fin du régime de croissance des Trente Glorieuses n’a pas été provoquée par la crise d’un dirigisme excessif. Au contraire, explique David Cayla, “c’est l’incapacité des Etats à maintenir les prix des facteurs de production sous contrôle qui fut la cause de la crise, et non la crise qui serait la conséquence d’un contrôle trop important des prix”.

Nous connaissons bien les étapes de l’installation du néolibéralisme et de la globalisation financière mais l’attention accordée à Milton Friedman ne doit pas nous faire oublier le rôle de plusieurs Français. Ce ne sont pas les Etats-Unis qui ne sont pas les premiers responsables du développement sans limites des marchés financiers, mais des Français portés par la vague socialiste de 1981 : Jacques Delors, président de la Commission européenne entre 1985 et 1995, Pascal Lamy, directeur de cabinet du précédent et Commissaire européen au commerce de 1999 à 2004 puis directeur de l’OMC de 2005 à 2013, Henri Chavranski, président du Comité des mouvements de capitaux à l’OCDE entre 1982 et 1994 et Michel Camdessus, directeur du FMI entre 1997 et 2000. Se réclamant d’un socialisme mâtiné de démocratisme chrétien, ces quatre personnages ne se sont pas rendus à des arguments économiques : ils ont mis en œuvre un projet politique fondé sur le vieil internationalisme mais qui coïncidait avec les objectifs des néolibéraux – plus particulièrement avec ceux de l’ordo-libéralisme allemand qui voulait la libéralisation totale des mouvements de capitaux et la complète dépolitisation de la monnaie.

Le triomphe des néolibéraux a été bref. Leur système ultra-concurrentiel s’installe dans les années 1990, triomphe vers l’an 2000 et bute sur la crise des crédits subprime en 2007. Celle-ci provoque la faillite de Lehman Brothers un an plus tard et la mise en péril de l’ensemble du système financier. En réponse à la crise de solvabilité des banques, le gouvernement des Etats-Unis et la Réserve fédérale rachètent massivement des actifs financiers détenus par les banques de dépôts et lancent le quantitative easing, le fameux assouplissement quantitatif. Le système financier est sauvé en sacrifiant le monétarisme, hostile à l’augmentation de la masse monétaire. Commencée en 2010, la crise de la dette dans la zone euro pousse la Banque centrale européenne à s’engager pleinement dans l’assouplissement quantitatif, en faisant plier le gouvernement grec. La crise sanitaire conduit ensuite les Banques centrales à soutenir les Etats par des rachats massifs de titres publics.

Concluant l’étude approfondie de cette évolution, David Cayla observe que depuis 2009 les banquiers centraux sont en situation de dissonance cognitive : leurs propos officiels sont démentis par les décisions qu’ils prennent selon des objectifs qui ne sont pas explicites. Cette dissonance cognitive s’accompagne dans l’Union européenne d’un attentat permanent contre la démocratie. Comme la Banque centrale européenne est indépendante des Etats, comme ses dirigeants ne sont pas élus et n’ont pas de comptes à rendre devant des autorités élues, c’est une technostructure irresponsable qui prend des décisions vitales pour les citoyens selon une doctrine monétariste qu’elle a elle-même abandonnée. A Paris, la gouvernance oligarchique et les experts médiatiques reprennent la langue de bois que débite Christine Lagarde, élégante lectrice des textes qu’on lui a préparés.      

La fin du monétarisme effectif, la démondialisation et la réapparition de tendances protectionnistes ne signifie pas que la victoire est acquise. Le capitalisme peut évoluer vers un féodalisme annoncé par les grandes entités numériques (GAFAM) organisées en vue de maximiser la prédation. On peut aussi aboutir à une déroute des institutions publiques devant les groupes capitalistes exploitant les ressources offertes par l’hyper-individualisme, à la manière des services à domicile développés par Amazon… Sur ces noires perspectives, les débats ouverts par Cédric Durand, Alain Supiot et Wolfgang Streeck sont à suivre de près.

S’il faut envisager le pire, c’est pour mieux préparer une renaissance démocratique et sociale dont David Cayla esquisse le projet dans son agenda pour une économie démocratique qui se fonde sur un institutionnalisme mûrement réfléchi : “Le rôle des institutions est d’organiser la coordination des comportements dans la durée. Les institutions sont premières. Elles définissent les limites et les conditions de tous les comportements possibles. Les individus choisissent par la suite leurs comportements dans le cadre des limites ainsi posées”. Toute économie est politique dans la mesure où elle est définie et pour une part mise en œuvre par le pouvoir politique issu d’un choix démocratique. Il appartient aux citoyens de nourrir le débat démocratique en présentant leurs propositions. David Cayla en avance quatre, qui rejoignent celles que nous formulons.

L’urgence écologique exige le passage à une économie circulaire, qui ne peut s’organiser en fonction du signal-prix. Il appartient aux Etats d’investir massivement dans la technologie et de “réorienter l’économie sur le mode d’une économie de guerre, c’est-à-dire en prenant en compte les usages des ressources non renouvelables et de l’énergie dans les mécanismes de l’allocation”.

Les lieux de libres échanges de biens et de services sont indispensables mais les choix que les consommateurs font sur les marchés ne sauraient déterminer l’organisation sociale et politique de la nation. La force de travail, les ressources naturelles, la monnaie et le capital ainsi que les productions et les services non-marchands doivent échapper à la concurrence.

L’Etat doit garantir la liberté de commercer et d’entreprendre mais il peut et doit, pour servir le projet commun, intervenir dans l’économie inscrite dans le Plan et dynamisée par les entreprises nationales, veiller à la juste répartition du revenu national, limiter la concurrence et administrer les prix.

La démocratie doit être rétablie comme principe d’organisation sociale permettant la participation de tous aux décisions collectives. C’est ce que l’Union européenne ne permet pas et “l’échelle nationale reste le niveau où les décisions prises sont considérées par les populations comme les plus légitimes d’un point de vue démocratique”. Mais la coopération internationale reste indispensable pour lutter contre le réchauffement climatique et pour organiser, hors du secteur marchand, la répartition des matières premières.

Le troisième livre de David Cayla (2) témoigne de la vitalité du courant hétérodoxe en économie, qui est sous-représenté dans les médias et résolument ignoré par les dirigeants politiques. Les travaux hétérodoxes sont cependant scrutés par les communicants qui importent dans la langue de bois officielle des mots – souveraineté, plan – qui sont immédiatement détournés ou vidés de leur sens. Cette manipulation grossière prouve que les petites mains de l’oligarchie reconnaissent la force d’une attente qui reste inexprimée dans de vastes secteurs de l’opinion française : celle d’une nouvelle politique économique et sociale, capable de concilier la juste répartition des richesses nationales et les impératifs d’un nouveau mode de développement. De multiples canaux permettent de populariser le travail des hétérodoxes. Il leur reste, mais ce n’est pas simple, à trouver leur mode d’expression politique.

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(1) David Cayla, Déclin et chute du néolibéralisme, Editions De Boeck Supérieur, août 2022.

(2) du même auteur aux mêmes éditions : L’économie du réel, Face aux modèles trompeurs, 1018 ; Populisme et néolibéralisme, Il est urgent de tout repenser, 2020. Ces deux ouvrages ont été présentés dans Royaliste.

Article publié dans le numéro 1248 de « Royaliste » – 14 janvier 2023

 

 

      

 

 

 

 

 

 

 

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