Dans le premier tome de la biographie qu’il consacre au Général (1), Jean-Luc Barré raconte et explique dans toute la mesure du possible comment se forge un chef d’Etat, au cours de la pire de nos tragédies nationales, face à d’impitoyables adversités.

L’image du général de Gaulle vient embellir d’innombrables discours. Les plus pitoyables de nos politiciens exaltent une vie héroïque que l’événement transforme en Destin et s’inclinent devant un personnage de légende, acteur lyrique d’une épopée vécue avec de francs compagnons sous le regard bienveillant des puissances alliées.

L’invention d’une mythologie gaullienne dispense de toute réflexion sur un cheminement singulier et sur ce qui l’a rendu possible malgré les obstacles accumulés. Or Jean-Luc Barré fait naître et renforce de chapitre en chapitre une première conviction : celui qui se définissait comme “l’homme de personne” n’aurait jamais dû apparaître dans notre histoire. En toute logique, au vu des rapports de force nationaux, De Gaulle n’avait aucune chance de parvenir à l’existence politique. En toute logique, au vu des rapports de force internationaux entre 1940 et 1944, et même si le Général avait pu lancer son Appel, l’extrême fragilité de sa situation, son insupportable caractère et ses défis insensés auraient dû conduire tout aussi logiquement à son élimination politique bien avant la Libération.

L’officier mal noté qui s’est fâché avec le maréchal Pétain n’est qu’un simple colonel en mai 1940. Nommé général de brigade à titre temporaire, il ne peut rivaliser avec Weygand, Noguès, Catroux… Devenu secrétaire d’Etat, il pèse peu face aux grands ténors de la IIIe République. En juin 1940, Paul Reynaud, Georges Mandel, Léon Blum auraient pu former en Afrique du Nord un gouvernement d’union nationale et continuer la lutte. A Londres, le général rebelle commande une modeste troupe de réfugiés inconnus qui est comme un fétu de paille dans la guerre qui devient mondiale. Churchill est vite excédé par son arrogance et Roosevelt déteste cet apprenti dictateur, que Staline méprise. Tous les Français hostiles à Vichy ne l’ont pas rejoint : les gens bien sont à New-York (Jacques Maritain, Alexis Léger qui signe Saint-John Perse…), et l’amiral Muselier, qui commande les Forces navales françaises libres essaie de s’imposer contre lui à Londres. Les Etats-Unis, qui ne désespèrent pas de Vichy, soutiennent à Alger le général Giraud. Roosevelt voudra ensuite imposer aux territoires français libérés une administration militaire et une monnaie, comme si la France était un pays vaincu. Au sein de la Résistance intérieure, certains chefs veulent préserver leur autonomie et Jean Moulin paiera de sa vie une unification qui, après lui, reste problématique.

Pourtant, le Général impose la France libre puis la France combattante et fait reconnaître par les puissances alliées le gouvernement provisoire qu’il a installé à Alger. Churchill et Roosevelt finissent toujours par céder de très mauvaise grâce, Staline accueille et intègre les aviateurs français libres et le Général songera à s’installer à Moscou.

Faut-il saluer le triomphe de la Volonté, l’audace du Génie ? L’homme de personne est un solitaire mais ce n’est pas un homme seul. Il a d’abord l’appui inestimable de Churchill puis celui d’Anthony Eden qui dirige le Foreign Office. Il a rassemblé après le 18 Juin des compagnons qui seront d’une fidélité à toute épreuve : René Cassin, Gaston Palewski, Thierry d’Argenlieu, le général de Larminat, Félix Eboué, Leclerc de Hauteclocque, le général Catroux. Et puis il y a, fin 1941, la rencontre entre ce général qui choque et blesse par son altière brutalité et Jean Moulin. L’accord profond qui se noue entre les deux hommes au cours de leurs conversations secrètes est, nous dit Jean-Luc Barré, “un moment assez rare” dans la destinée de Charles de Gaulle. Il ne faut pas non plus oublier le soutien croissant des Français de métropole à l’homme de Londres, les exploits des forces françaises libres dans le ciel d’Angleterre et à Bir Hakeim, la faveur des opinions publiques britannique et américaine qui modère les emportements de Churchill et de Roosevelt. Ces soutiens populaires confirment une légitimité qui s’est construite à partir du 18 Juin.

L’Appel est pour nous un moment fondateur mais Jean-Luc Barré montre bien qu’il procède d’une intelligence de l’histoire nationale et familiale. Le jeune Charles s’inscrit dans la lignée d’une petite noblesse de robe et d’épée. Son père a combattu en 1870 puis s’est consacré à l’enseignement. Henri de Gaulle est catholique et monarchiste comme sa femme. Le futur général partage leur foi et leur conviction politique mais sans adhérer à l’idéologie contre-révolutionnaire de l’Action française. Sur les conseils de son père, Charles étudie l’œuvre de Bergson, lit tout Péguy et pense avec Barrès qu’il faut prendre avec soi toute l’histoire de France – l’Ancien Régime et la Révolution, Richelieu et Louis XIV, Hoche, Carnot et Louis Rossel. Dès l’enfance, Charles de Gaulle se croit appelé à jouer un rôle salutaire mais il ne se contente pas d’attendre, comme d’autres, que les événements lui donnent l’occasion de paraître sur la scène nationale. Pendant la Grande Guerre, il fait courageusement son métier de soldat. Après la Victoire, il travaille sans relâche sur l’histoire et conçoit, dans l’indifférence quasi générale, un nouvel outil militaire tout en observant les funestes travers du régime d’Assemblée. Dans sa tâche, De Gaulle est gouverné par un principe intangible, qui explique l’intransigeance gaullienne : la souveraineté de la nation française, qui se garantit ou se reconquiert par l’alliance d’une forte autorité politique et d’une armée.

Étrange aux yeux de beaucoup, la manière dont De Gaulle allie en lui la disposition au service de l’État de la petite noblesse, une conscience historique soucieuse de l’unité nationale, le principe fondamental de l’indépendance de la patrie, le souci de l’institution politique et d’une justice sociale inspirée par le christianisme produit un nouveau type de révolutionnaire. De Gaulle dira en 1944 qu’il est “le seul révolutionnaire “. De fait, la rupture avec Vichy est une révolution selon le principe de légitimité, et le Général annoncera puis accomplira une révolution économique et sociale qui a permis la reconstruction du pays avant de réussir, entre 1958 et 1962, la révolution institutionnelle qu’il avait longuement méditée…

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1/ Jean-Luc Barré, De Gaulle, Une vie, L’homme de personne, 1890-1944, Grasset, 2023.

Article publié dans le numéro 1275 de « Royaliste » – 24 mars 2024

 

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1 Commentaire

  1. RR

    « Roosevelt voudra ensuite imposer aux territoires français libérés une administration militaire et une monnaie, comme si la France était un pays vaincu. Au sein de la Résistance intérieure, »

    La plupart des Français ignorent ce plan (AMGOT) tout à fait révélateur du caractère impérialiste des dirigeants américains toujours vrai sinon encore d’avantage de nos jours. Utile rappel donc.

    « et pense [De Gaulle] avec Barrès qu’il faut prendre avec soi toute l’histoire de France – l’Ancien Régime et la Révolution, Richelieu et Louis XIV, Hoche, Carnot et Louis Rossel. »

    Considérer que la Révolution de 1789 et l’Ancien régime s’inscrivent l’un comme l’autre dans l’Histoire de France, je ne vois pas comment on peut le nier. En revanche adhérer aux « valeurs » de la dite Révolution est autre chose, notamment en ce qui concerne l’individualisme forcené à base d’égalitarisme, pour ne rien dire de l’anticatholicisme. Barrès tout comme Déroulède n’ont pas suffisamment étudié ces questions. Or si l’émergence du capitalisme libéral précède 1789, la Révolution lui a permis d’étendre considérablement sa puissance au détriment du peuple exploité n’ayant plus la moindre structure – individualisme oblige – pour se défendre.